Table des matières

Plan du site

14   Banalité ou marginalité des figures

16   Déclin ou trahison des figures?

 

II. Thèmes et figures

15     Respect et admiration

     

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

S109  Homme transi devant l'infini, 1994

Pour expliquer la méfiance des artistes à l'égard des grands thèmes, peut-être faut-il tenir compte de la décadence du langage ? Est-ce que le théâtralisme et l'emphase n'auraient pas gâché les légendes et ridiculisé les aspirations ? À tel point qu'au XIXe siècle le parcours de la mythologie semble arrivé à son terme, la rupture entre la vie et la fable est consommée ? Elle ne pouvait être plus saine, la réaction des Impressionnistes lorsqu'ils renoncèrent à l'imaginaire pour se consacrer à l'invention formelle, aux paysages, aux natures mortes, au quotidien. Mais il ne s'ensuit pas que la désillusion soit l'aboutissement de leur logique ni que la spontanéité doive évoluer vers le banal et le narcissisme.

Il faudrait se souvenir que la grandiloquence revient périodiquement. Elle battait son plein à Delphes au temps de l'Aurige. En témoigne la maquette du site où la surenchère des ex-voto, se bousculant pour contenter une superstition habilement orchestrée par les villes rivales, donne le tournis. Pourtant, parmi les consécrations, le cocher de bronze, rescapé d'un quadrige offert par Polyzalos, tyran de Gela en Sicile et commandée à Critios, «le plus fameux des sculpteurs athéniens du style sévère»[1], est d'une sobriété rare. Lorsque nous rêvons devant l'Athéna pensive, les dieux nous deviennent étonnamment familiers, ils ont la beauté du naturel et de la mesure. Le même état d'esprit a inspiré Renoir. Le choix de Pâris prouve qu'on peut encore interpréter les mythes sans tomber dans le ridicule. Sa manière coule de source, elle prend en compte l'humanité de la pensée mythologique. Notre siècle n'a pas retrouvé ce ton. Le pouvoir de conviction du mythe dépendrait-il aussi du langage et de l'individu, et non pas seulement de l'époque, comme on le pense communément ?

Mais l'Athéna pensive veille sur nous comme un ange gardien, la Vénus de Renoir est une figure non problématique et Le choix de Pâris un épisode charmant. Les prophètes, et les saints sont plus imposants.

Dans quelle mesure les artistes du Moyen Âge et de la Renaissance étaient-ils intimidés par les personnages de la Bible ? Quelle témérité poussa Antonello da Messine à individualiser Jésus sous les traits d'un ami intime ? Quelle assurance autorisa Dürer à s'identifier au fils de Dieu ? Oser aborder le Christ sous un angle aussi personnel suppose un encouragement qui n'existe plus mais qui a une histoire. Rappelons-nous la timidité des paléochrétiens qui évoquaient Jésus sous l'image d'un agneau ou d'un signe, la pudeur des artisans de Sânchî indiquant la présence de Bouddha par l'empreinte de ses pieds.

Faut-il regretter ces encouragements ? Un appui extérieur facilite-t-il la création ? Notre méfiance à l'égard de toute directive, notre réticence à la dépendance ne se retournent-elles pas contre nous ? En l'absence de repères, la liberté que nous avons réclamée nous étourdit, la responsabilité du sujet pèse tel un fardeau. Les figures sacrées paraissent doublement hors de portée : outre la crainte de l'anachronisme nous tourmente le malaise de la supercherie. Notre athéisme souille la ferveur qui engendra les chefs-d'œuvre. Les artistes payaient-ils un tribut en échange de l'estime récoltée grâce à leurs représentations ? Ou bien leur dévotion excluait-elle tout embarras ? Il nous semble que seul un respect égal nous autoriserait à nous servir des héros de leur foi. Mais sur quelle conviction l’appuyer ?

On dirait que, à force de prêter attention à l'effort des peintres, nous sommes gagnés par des effets imprévus de l'admiration. Les tableaux prennent le relais des figures. Leur qualité constitue une preuve d'émotion. Ils sont tellement chargés de ferveur qu'ils délivrent le respect. Le soin des artistes devient communicatif, il est un signe. Il est exemplaire. A notre tour, nous éprouvons une dévotion pour leur persévérance. Le besoin de respecter se trouve à la fois satisfait et stimulé; il persiste indépendamment de toute cause extérieure, seulement alimenté pas le souvenir de l'expérience esthétique. Dépourvu d'objet et cherchant désespérément une forme, il se révèle à la conscience par le fait qu'il est une sensation tout autant qu'un jugement. Si le respect s'avère un affect, peut-être à l'origine était-il fondé sur l'impression de petitesse et de vulnérabilité devant les puissances de la nature ?

Les artistes créaient pour honorer Dieu, ils célébraient les héros et les saints qui L'avaient servi. L'usure de la foi a entamé le désir de rendre un hommage, puissant moteur de création et d’élévation. La course effrénée de la vie urbaine, ses satisfactions multiples nous distraient de telles aspirations. Toutefois, le climat transmis par l'art sacré entretient cette émotion qui, frustrée dans la vie quotidienne, demeure un besoin impérieux. Tout le monde n'estime plus nécessaire d'appeler Dieu, le grand, le beau, le juste. De plus, c'est une constatation terrifiante que de s'apercevoir que l'esprit résulte d'une misérable combinatoire, et que l'effort pour donner un sens à cette combinatoire en est partie prenante. Les croyants interpréteront à leur façon le fait que la spiritualité est une production cérébrale, que les forces physiques présentent logique et harmonie. Il est toujours loisible de reculer l'origine des choses. Quoiqu'il en soit, la disparition de Dieu n'élimine pas le sentiment du respect. Nous ignorons à qui cet affect est adressé. Mais le mystère de notre présence sur terre ne suffit-il pas amplement à le justifier ? Ce qui nous dépasse, à satisfaire l’admiration ? L'homme se prosterne encore mentalement devant l'inexplicable, l'incommensurable.

L'impatience que nous découvrons chez l'être humain à éprouver des sensations ou à agir, nous incite à considérer la production cérébrale comme une exigence. Eprouver le respect autorise d'y croire. D'une certaine façon, la sensation révèle l'existence, elle paraît le mode sous lequel une faculté s'impose avec force à notre conscience. Plus la faculté est vive et spontanée, plus elle s'avère un besoin. La sensation de l'admirable témoignerait d'une faculté d'admirer, voire d'un besoin d'admirer. Elle nous paraîtrait plus légitime si elle était une réponse. Peut-être pourrions-nous nous passer de cet alibi. Le sacré pourrait se ramener alors au besoin ou à la faculté de respecter.

[1] P. Lévêque, Nous partons pour la Grèce, p. 141. Presses Universitaires de France.

14   Banalité ou marginalité des figures

16   Déclin ou trahison des figures?