Table des matières

Plan du site

13   Laideur subversive et dérision

15   Respect et admiration

 

II. Thèmes et figures

14     Banalité ou marginalité des figures

     


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Ascète stoïque sous la calomnie, 2008

 

 

 

 

 

 

 

                                  

              

 

                   

                          
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

               

       

 

 

 

 

 

          

Ascète orgueilleux, 1994

  
  Juge ascète, 2005

Kafka a traité le thème de la dérision dans une tonalité très proche de celle de Bosch lorsqu'il décrit la mort lamentable du Champion de jeûne dans l'indifférence générale. Un tel personnage serait aujourd'hui bâclé par la peinture. Le message serait clair. En insistant sur la déchéance de la victime, il désignerait la sottise d'une abnégation dont les puissants ne songent qu'à profiter. On en retirerait l'impression que rien ne vaut rien, que rien ne peut être sauvé. Ce n'est pas le sentiment que nous procure l'œuvre de Kafka. Même si celui-ci pousse très loin l'absurde et le désenchantement, il laisse percer une étincelle de protestation individuelle dans l'humour notamment,  une conviction morale qui se traduit dans une sorte de persévérance «malgré tout» subtilement distillée. La finesse de jugement et la complexité des émotions sont des équivalents de la qualité esthétique. La sympathie de l'écrivain pour le pauvre bougre, quoique discrète, est manifeste. Elle reflète sa propre pitié envers soi-même, Kafka, paralysé par les interdits et les injonctions, submergé par la pression de la multitude. Le comique absurde rend compte de la défaillance de ses convictions, de son découragement. Car le mépris de la foule pour le champion de jeûne, s'il est un élément de réalisme, s'il paraît avoir une portée sociologique, exprime surtout la tendance irrépressible de l'auteur à l'autodestruction. Douter de la valeur d'une résolution exercée à son propre détriment, se moquer de sa propre passion suicidaire, est le comble du désespoir. Kafka est pénétré d'incertitude, ses pensées se détruisent aussitôt énoncées, ses émotions sont suspectes. Pire, c'est son identité même qui lui paraît dérisoire.

On a tendance à considérer cette vision comme représentative de la modernité. Elle paraît en effet viser l'existence injustifiée dans notre culture athée, le dépérissement de l'initiative personnelle, engourdie par la mécanisation, jouet de l'administration, menacée par l'anonymat. Cependant, vécue à cette extrémité, l'ironie est particulière à Kafka. Insister sur la dimension sociologique risque d'occulter la singularité de l'auteur, son universalité et son intemporalité - l'universalité ne signifiant pas que tout le monde est pareil mais que partout et toujours on trouvera les mêmes traits de caractères. Cette façon de voir dirige l'attention sur les causes extérieures, ce qui est aussi une manière de déshumaniser, car l'homme est alors présenté comme le jouet des circonstances. Il n'est pas interdit de penser que dans les mêmes conditions objectives, un être moins pessimiste pourrait avancer l'opinion opposée, l'impression, par exemple, que, comparé à la surveillance incessante à laquelle il était soumis dans les communautés villageoises, l'anonymat de la vie urbaine facilite la liberté.

Le traitement plastique d'un tel sujet n'est pas évident. Les lois de l'écriture diffèrent des atouts de la peinture, lesquels s'écartent encore de ceux de la sculpture. Elles possèdent en commun une constante, l'impératif du style. L'écriture de Kafka n'est pas bâclée. Des touches, un adjectif, une succession de malentendus lui permettent de composer une image nuancée. Ces mises au point sont difficiles à convertir en attitude, traits et expressions physiques. A vrai dire, elles semblent inaccessibles. La peinture doit rendre compte par des moyens entiers et positifs, elle ne peut pas abîmer, détruire ses moyens. Pour faire sentir la douleur et la misère, elle est obligée de les embellir d'une certaine manière. Cette différence explique peut-être le déclin de l'art figuratif et la fortune du roman. Les artistes n'ont pas encore réussi à surmonter la dévalorisation de l'apparence par la critique corrosive de la raison. Ils continuent à considérer l'apparence telle qu'elle est vécue dans la réalité. Alors que dans l'art, l'apparence est un langage. Gâcher l'apparence revient à saboter le langage, la grammaire, le vocabulaire.

Les Dérisions de Bosch nous indiquent les moyens de traiter de tels sujets. Il en a peint une quantité[1]. Rares sont les artistes qui ont réussi à créer une tonalité aussi amère, un sens de l'absurde aussi moderne. Des passions inconciliables sont confrontées, elles se croisent sans se regarder. L'indifférence est réciproque. Un mur invisible se dresse entre ces têtes toutes proches qui appartiennent à des univers mentaux sans rapport. Ce type de mise en scène pourrait s'appliquer non seulement aux figures bafouées, mais aussi au moi harcelé par les hésitations ou par des chimères, au moi tenté et dispersé, au manque de confiance en soi, thèmes favoris de notre culture. La beauté de ces tableaux n'est pas charmante ni agréable; elle vous serre le cœur, elle vous empoigne, vous soulève d'admiration.


ill.135  Bouddha émacié. Détail. Gandhâra.
IIe siècle ap. J.-C.

Comparé au Champion de jeûne, le Bouddha émacié du Gandhara est une vision exaltée de l'ascèse. On aura tendance à penser que cette conception s'inscrit elle aussi dans une tendance dominante, qu'elle est conforme à son époque. Mais y eut- il jamais unanimité de sentiment, même au IIe siècle ? S'il est aventureux de se prononcer sur l'avis de tous les membres de la société, on peut deviner que le sculpteur, lui, est sans conteste admiratif. L'intensité dépasse largement la convention, elle permet de penser qu'il se délègue dans cette figure squelettique dont il partage potentiellement l'aptitude au renoncement.

Si nous nous délivrons de la question de la divinité, celle-ci pouvant être considérée comme le degré suprême de l'admiration, de l'auto persuasion ou de l'exaltation - et on notera que si le Bouddha nous apparaît divinisé au IIe siècle, le prince Siddhârta, lui, ne s'est jamais présenté comme un dieu -, nous pouvons à bon droit nous demander quel est le personnage ici représenté. N’est-ce pas la  psychologie qui nous souffle la réponse: ce personnage est un solitaire rempli d'abnégation, qui a réussi à se proposer comme modèle parce qu'il était tout compte fait sûr de ses convictions. La réussite de l'œuvre prouve-t-elle que les ascètes et les saints étaient davantage estimés il y a deux mille ans qu’aujourd’hui ?

La réponse n'est pas certaine. Nous aurions tendance à le croire parce que nous nous forgeons une image du passé en fonction de telles œuvres, précisément. Mais les personnalités aussi charismatiques que le Bouddha ne courent pas les rues et nous rencontrons aussi dans la littérature ancienne, des ermites ridiculisés, des pauvres d'esprit battus, des solitaires ignorés, tout comme le Champion de jeûne. Les ascètes éminents sont rares. On peut presque certainement attribuer l'exaltation du renoncement tel qu'il est propagé dans l'art à une volonté d'éducation de la part des autorités. Cette politique ne signifie pas pour autant que l'engouement pour ce genre de vie était si répandu.

G. Maspero a évalué à cinq cent mille le nombre d'anachorètes dispersés dans les grottes du Sinaï au temps de Saint-Antoine.[1] La foule est impressionnante. Elle dérangeait d'ailleurs les misanthropes purs et durs qui s'enfonçaient toujours plus loin dans le désert. A première vue, nous sommes obligés de constater que le comportement est représentatif. Mais il est représentatif d'une période délimitée dans le temps et l'espace, et si exceptionnelle qu'elle deviendra la source de mythologies. De plus, le nombre considérable laisse penser que l'on a affaire à une mode. Nous savons que des intérêts et des passions profanes motivaient un bon nombre de ces ermites, tout comme ils stimulèrent les croisés, et que leurs conditions d'existence n'étaient, à tout prendre, pas plus pénibles que celle des cultivateurs. Des récits nous rapportent l'admiration réciproque entre des personnages célèbres, mais nous ignorons de quelle façon la masse des parasites était jugée par la population laborieuse. Aussi peut-on affirmer que les grandes figures retenues par la religion représentent un idéal et devaient être rares.


ill.136  Zhang Sengyou, La planète Saturne. 500-550. Encre et couleurs sur soie

Il existe d'autres exemples qui recueillent encore moins l'unanimité. Examinons l'ascète qui a été dessiné par Tchan Seng-yeou et qui fait partie du rouleau que nous avons déjà mentionné, Les sept planètes et les dix-huit constellations. En voici la description par James Cahill : «La planète Saturne, Tchen-hing, est représentée sous les traits d'un vieil homme maigre, assis, les jambes croisées, sur le dos d'un bœuf. Il a la peau sombre, un grand nez, un crâne bulbeux, une apparence hirsute; bref, l'allure que prêtait la Chine aux saints hommes de l'Inde et de l'Occident. On la retrouvera dans les peintures d'Arhat des siècles suivants. Pour les Chinois, ethnocentristes, ces êtres, de par leur aspect repoussant, étaient condamnés à n'avoir de vie que spirituelle, à l'écart de la société des gens normaux.» Tchan Seng-yeou entretenait-il quelque sympathie pour ces marginaux ? S’il attribue à son ascète des traits «barbares», le soin apporté au dessin dément tout parti pris de moquerie et indique sinon une affinité, au moins une indépendance d'esprit. À l’évidence, le traitement esthétique l'emporte sur toute autre considération.

Cinq très beaux portraits de patriarches indiens, dont celui d'Amoghavajra, ont été peints au VIIIe siècle par un artiste qui restera toujours méconnu en Chine, Il Zen. Emportés dans son pays par le moine japonais Kukaj, ils y deviendront objet de vénération. Le disciple d'Amoghavajra avait en effet persuadé Kukaj que les secrets du Zhenyan ne pouvaient être transmis sans l'aide de la représentation picturale.


ill.137  Guanxiu (832-912), Autoportrait en arhat.
Qu'elle soit conforme ou marginale, la figure est traitée esthétiquement.

Un siècle plus tard, en Chine, les Arhat peints par le moine Guanxiu (832-912) seront encore inspirés par des types indiens et turco-mongols d'Asie centrale, nombreux dans le Sichuan où il vécut. A son époque, le bouddhisme était éliminé en tant que puissance institutionnelle. Alors que de tels portraits sont objets de railleries de la part des fils des Han, leur valeur est précieuse pour les communautés bouddhistes épargnées par la répression et réunies sous l'autorité d'un maître Chan. Parmi une série de seize, fameuse, conservée au Japon, l’autoportrait d’un homme de forte corpulence, le visage joufflu, le regard méditant, présente des « traits qui ne sont pas chinois », nez épaté, grosses lèvres, moustache, admirablement dessiné. Pour ces moines qui se réclamaient d'une philosophie proche du taoïsme, ivre de liberté, rétive à la soumission, l'originalité ethnique avait un sens, nous apprend Nicole Vandier-Nicolas: « Les adeptes du Chan aimaient tout particulièrement les figures archaïques et étranges (gugai), ils reconnaissaient en elles l'aspect véritable (zhenrong) des Arhat. L'étrangeté des traits, la bizarrerie des propos, le caractère surprenant du comportement sont signes du refus opposé aux règles qui ne sont pas la Règle, aux vérités qui ne sont pas la Vérité. (...) Guanxiu, formé par des moines du Chan, se qualifiait lui-même de pauvre prêtre taoïste (pin dao). »[1]

Ni la marginalité, ni l'approbation n'ont de rapport avec la valeur esthétique. Un Arhat aux contours tremblotants attribué à un disciple de Guanxiu nous montre les défauts courants en Chine de l'exagération caricaturale. Beaucoup plus récentes, des collections ahurissantes de cinq cents Arhat, modelés grandeur nature, en bronze ou peinturlurés de couleurs criardes, auront beau être proposées à la vénération et avoir été commanditées par des pouvoirs locaux bien pourvus, on ne les qualifiera jamais d'œuvre d'art.

La solitude des anachorètes du Sinaï, le Contemptus Mundi (le «mépris du monde») des moines du Moyen Âge, l'ascèse des pieux hindous et des bonzes bouddhistes n'ont d'autres sources semble-t-il que la méfiance des mélancoliques. Méfiance à l'égard du monde, à l'égard des hommes, à l'égard de soi. Tous décrivent le rejet du monde, le mépris des jouissances, la haine de l'orgueil dans les mêmes termes. Les désirs sont causes de souffrances, déclare le Bouddha. Cette raison d'y renoncer est destinée à convaincre les faibles. Le détachement est le moyen de mater l'orgueil et le narcissisme. «Ma pensée a voyagé dans toutes les directions à travers le monde. Je n'ai jamais rencontré quelque chose qui fût plus cher à l'individu que son propre soi», avoue-t-il encore. De la même façon que le christianisme met en garde contre l'orgueil de la performance, le Bouddha s'en prend aux macérations des ascètes et réoriente l'exercice de la méditation contre l'ego. Comment vaincre l'orgueil sans cesse renaissant et l'attachement à soi-même ? Son enseignement offre une «grande leçon de modestie, de sincérité et de pureté, écrit M. Percheron, qui montre que la perfection ne se rencontre qu'au moment même où s'en éteint l'image, où il n'y a plus de conscience du mérite ni sentiment de la vacuité. Dans ces conditions, le bouddhisme renonce à l'affirmation et à un désir de Ne-plus-être. Il se contente de poursuivre avec patience l'effacement du Moi et de l'appétit de vivre.» Et plus loin: «Il est impossible d'atteindre le Nirvana tant que l'on fait une distinction entre lui et soi-même, entre l'objet qui sera atteint et un état antérieur dont on se souvient. Le fait d'avoir encore conscience, même de la plus haute vertu, la détruit aussitôt : ainsi savoir qu'on est arrivé au maximum de l'humilité engendre l'orgueil qui l'abolit aussitôt.»[2]

Si une valeur, liée à l'ascétisme, est grandie par la plupart des religions, au point qu'elle nous paraît former avec lui un couple indissociable, c'est l'humilité. Les modèles préconisés présenteront donc souvent l'ascétisme sous l'aspect dévot et humble. Cependant, se distinguant par une variante notable de l'érémitisme classique, les taoïstes ne dissimulent pas leur orgueil. On devrait plutôt invoquer la discipline personnelle en ce qui les concerne. Le but des taoïstes est la toute-puissance des «hommes vrais (...) qui entrent dans l'eau sans se mouiller, dans le feu sans se brûler et qui s'élèvent sur les nuages et les vapeurs (...). Cette toute puissance est acquise dès que l'ascète sent qu'il a identifié sa volonté à l'ordre de l'univers; il jouit alors d'un pouvoir total. (...) il n'est Maître de l'Univers que parce qu'il reste maître de lui-même. Il ne peut avoir de caprices s'il veut demeurer une puissance pure.»[3]

L’ascétisme et le goût de la solitude relèvent donc d'une disposition psychique qui a découvert dans la religion un terrain d'élection, une confirmation. Cette aptitude persiste indépendamment des croyances et des coutumes. Aussi, représenter un ascète aujourd’hui n’a rien d’incongru. L’œuvre n’invitera pas le contemplateur à s'identifier à un Siméon le stylite, elle fera vibrer une composante ou une tendance ascétique. Il existe à notre époque bien des formes d'abnégation et de discipline. Pourquoi ne pas leur rendre hommage ? Personne ne médite à demi-nu dans des cavernes au fond des forêts, mais la nudité et la maigreur resteront les signes universels de ce type psychologique, signes extérieurs dont l’art peut difficilement se passer. Les motifs seront apparentés aux motifs de jadis et proportionnés aux normes actuelles. Celles-ci prônant les plaisirs et récompensant la lutte, nombreux seront les tempéraments blessés par l’étalage des jouissances de notre société ou brimés par la nécessité de se défendre. Davantage livrés à eux-mêmes et sans le secours de la religion, ils se sentiront lésés ou ridicules de nager à contre-courant. D’autres en tireront une fierté intérieure et assumeront leur destin à travers tout sans que l'on s'en aperçoive. Ils s’obstineront à préserver quelque chose, comme les taoïstes.

Car l'ascèse n'est pas obligatoirement un sacrifice total, on peut renoncer à une partie de soi au profit d'une autre. Chacun peut, à des degrés divers ou momentanément, ressentir l'horreur de paraître, le dégoût du calcul, les bienfaits de la solitude, le soulagement d'être soi. Comment expliquer autrement la conduite de tel sage chinois, sous les Tang, qui simule la folie pour éviter d'être corrompu par la mondanité ? Résister aux tentations, c'est redouter d'être dispersé, édifier une cohésion, demeurer invincible. La maîtrise engendre un plaisir, assure l’indépendance, elle rend juge et créateur de soi-même. C'est un travail d'intégration, le consentement à la hiérarchie que l'on s'impose. La volonté d'élire ses propres critères peut relever de l’ascétisme lorsqu’elle considère que les valeurs sont établies par des sacrifices et maintenues par eux. Le travail et l'étude en sont de bons exemples. « Notre sacrifice, notre expiation, c'est le travail » écrit Roger Caillois.[4] Le travail est rédempteur aussi pour les communistes. Mais encore une fois, le mérite de cette vision ne revient pas à la modernité. Pour Copernic, « qui s'inspire des pythagoriciens, la connaissance pure est purgation de l'âme et exige le renoncement aux données des sens, la réalité profonde est celle des nombres. »

13   Laideur subversive et dérision

15   Respect et admiration

[1] Le Couronnement d'épines du Monasterio de San Lorenzo de L'Escorial, le Couronnement d'épines de la National Gallery, le Chemin de croix du Musée des Beaux-Arts de Gand, l'Ecce homo du Städelsches Kunstinstitut mit Städtischer Galerie de Francfort et l'Ecce homo du Philadelphia Museum of Art.

[2] M. Mourre, Histoire vivante des moines, des pères du désert à Cluny, p. 165. Ed. du Centurion.

[3] N. Vandier-Nicolas, Peinture chinoise et tradition lettrée, p. 82-88. Office du Livre.

[4] M. Percheron, Le Bouddha et le bouddhisme, p. 111-113. Seuil, microcosme, Maîtres spirituels.

[5] M. Granet, La civilisation chinoise, p. 464. La Renaissance du Livre, col. L'évolution de l'humanité, 1929.

[6] R. Caillois, L'homme et le Sacré. Gallimard, Folio essai.