Table des matières

Plan du site

12   Légendes, héros

14   Banalité ou marginalité des figures

 

II. Thèmes et figures

13     Laideur subversive et dérision

     




 

 

 

    

Le lien entre la conception idéale du beau et le pouvoir fut pour la première fois la cible de sarcasmes au début du  XXe siècle, lorsque le mouvement Dada misa sur l'absurde et la moquerie pour marquer sa réprobation des valeurs bourgeoises. Ses provocations purent sembler auréolées d'une indignation sincère : les "états bourgeois" n'étaient-ils pas responsables de la première guerre mondiale? Depuis cet épisode cocasse pour les protagonistes et leurs admirateurs, la dérision a réussi à se hisser à la hauteur de la légende, elle continue de nous hanter et de nous tenter. Cependant, quoi que l'on pense de l'utilité de ces attaques virulentes ou bouffonnes, est-on tenu de les assimiler à une « expression artistique » ?

Ambitionnant une révolution d'une portée culturelle plus sérieuse, les Surréalistes poursuivent un rêve romantique: faire de sa vie une œuvre d'art, poétiser la vie. Hostiles aux règles et au contrôle de la conscience, ils misent sur les pulsions de l'inconscient, ce continent noir qui avait été révélé par la psychanalyse. Créer des événements, surprendre, libérer les fantasmes : en niant le bénéfice de l'apprentissage, les nouveaux dogmes continuaient de dévaloriser les conceptions traditionnelles et l'élaboration réfléchie. Faut-il faire observer que Cézanne n'a pas fait de sa vie une œuvre d'art, c'est le contraire qui s'est passé : en se consacrant entièrement à l'art, il a fait de l'art la forme de sa vie.

Après la deuxième guerre mondiale, reprenant avec vigueur la critique de l'idéalisme, fuite de la réalité pour les uns, mensonge édulcoré pour les autres, deux courants, l'un d'inspiration marxiste, l'autre issu du Surréalisme et toujours influencé par la psychanalyse, poursuivent la destruction des critères. Une fonction militante est assignée à l'art, il dénoncera l'exploitation de l'homme et dévoilera les effets de la réification. Tout se passe comme si les rôles étaient redistribués : la société idéale, l'"homme nouveau" des intellectuels, des maoïstes, des hippies, ont pris en charge tous les rêves tandis que la confiance était retirée à la mission classique de l'art, édifiante et idéaliste. L'idéologie a usurpé l'art et lui a ravi sa mission ! Parallèlement, la valeur de l'inconscient gagnant la prépondérance, le geste créateur fascine, les intentions priment sur l’œuvre, la magie des mots règne en maître. L'ambition de changer l'homme et la vie, qui a explosé dans le mouvement de mai 68, n’est certes pas une aventure utopique et sans effets : elle a libéré les mœurs au détriment de l'art.

Démasquer la tromperie de l'idéalisme a été présenté comme une prouesse par tant d'artistes, d'écrivains, de dramaturges, de cinéastes que l'on se demande si les mécanismes de la sublimation sont récupérables. Leurs arguments ont exercé un terrorisme dévastateur, imposant le triomphe de la laideur dérangeante et subversive, des obsessions fétichistes, du morbide. Or il est facile de s'apercevoir que la dévaluation des critères profite aux plus débrouillards. Qu'elles visent à prouver leur témérité, leurs exécutions rapides se contentent de provoquer un impact, des sensations, elles conduisent invariablement à l'informe.

L'informe signifierait l'angoisse, le banal témoignerait de l'absurde? L'habileté de cette théorie n'est pas étonnante: l'informe est ce qui vient le plus facilement sous la main, il induit l'angoisse d'une façon automatique. De leurs effets, il ne faut pas conclure que ces productions égalent les œuvres d'art. C'est par défaut qu'elles scandalisent, par impuissance qu'elles mortifient. Sous le prétexte que la banalité est notre seule vérité, on nous propose des silhouettes avachies devant les piscines cossues de la société de consommation, les voitures accidentées de nos tragédies contemporaines, des visages déformés comme de la glu, des boites de conserve d'une platitude désolante. Ces images n'appartiennent pas à l'art. Ce sont des manifestes contre l'art. Qu'au moins ils soient reconnus pour tels. L'imposture consiste à les faire passer pour un art nouveau et à entretenir une confusion déplorable.

Comment en est-on arrivé là? Est-ce parce qu'au XIXe siècle des artistes médiocres ont aguiché le public? C'était à bon droit alors que la critique pouvait dédaigner le joli, le désir de plaire. Mais il est ridicule d’amalgamer le maquillage et le beau, le désir de flatter et celui de convaincre, hypocrisie des valeurs et hiérarchie des valeurs. Personne ne jugera que Carpaccio, Bellini ou Vermeer veulent séduire dans ce sens étroit.

André Malraux laisse entendre que Rembrandt, le premier, fut en butte à l'irritation de ses commanditaires. Par son mépris de la beauté triomphante et flatteuse, il serait devenu le premier peintre maudit. "Nul patricien, nul bourgeois de Hollande n'accrochera le Bœuf écorché entre deux natures mortes"[1], se plaît à souligner l'auteur du Musée imaginaire qui relève dans cette provocation les signes d'une discordance entre la volonté du peintre et les exigences des commanditaires. La fêlure avait déjà été observée lors de la remise de la Ronde de nuit et de la Conjuration de Julius qui n'avaient inspiré aux contemporains que "réprobation ou dédain".

D'un point de vue théorique, nous admettons la plaidoirie. Cependant, dans le cas particulier du Bœuf écorché, l'aversion des bourgeois n'est-elle pas légitime? On ne peut pas mettre sur le même plan cette étude de chaire sanguinolente, probablement entamée dans un mouvement d'humeur acariâtre ou de défi, au portrait du Christ ou à la Ronde de nuit. Malraux a beau poursuivre sa petite phrase assassine par une invocation d'ordre métaphysique: "A qui s'adresse-t-il? A la mort", l'exemple choisi est tendancieux. Prêtant le flanc aux idées largement répandues dans les années soixante, la moquerie renforce la confusion entre la laideur et la contestation, entre le dégoût et le parti que l'on adore aujourd'hui sous l'étiquette de la subversion. Sur la question du beau, il importe d'être nuancé. Les mots n'offrant aucun repère, mieux vaut s'en tenir aux exemples. Le Martyr de Saint-Barthélemy de Stephan Lochner, la Justice de Cambyse de Gérard David, la Crucifixion de Grünewald conviennent-ils à un salon bourgeois? Ce sont des œuvres intenses, ce ne sont pas des œuvres laides et sans intérêt.

Au temps où le pouvoir politique et le pouvoir religieux imposaient à l'art une mission édifiante, ils réservaient aux œuvres fortes un espace approprié. La Crucifixion de Grünewald domine un lieu de culte. Le châtiment horrible réservé au juge prévaricateur, déployé dans la salle de tribunal de l'hôtel de ville de Bruges devait impressionner le juge en fonction. Il était destiné à affermir son honnêteté et aussi, il faut le reconnaître, à assurer au pouvoir la fidélité du magistrat. Le contexte politique peut-il être ignoré? Ce tableau en trois parties fut commandé en 1498 par le clan pro-bourguignon à la suite d'une révolte de la ville. "Ni le choix du sujet, ni l'iconographie très élaborée ne furent laissés à la discrétion de l'artiste. Il fut dirigé par des conseillers érudits qui étaient eux-mêmes sous les ordres directes de la cour de Bourgogne." Outre la mise en garde contre la corruption, le tableau était "un message aux citadins qui s'aviseraient de se rebeller contre l'autorité des Habsbourg, on leur ferait payer ce crime de lèse-majesté avec la plus extrême cruauté."[1] La mise en évidence de la tactique politique importe à l'historien et au sociologue. Son intérêt peut satisfaire la curiosité de l'amateur d'art et son goût pour l'histoire. Elle n’empiétera guère sur l'effet surprenant de la transformation artistique. Celle-ci hisse le thème au niveau de l'absolu. Dans le cas où le tableau est réussi, les valeurs exprimées se dégagent de tout contexte, elles gagnent une portée universelle. L'horreur de la punition nous saisit comme la justice implacable. Nous admirons le destin cruel réservé à la faute comme une tragédie nécessaire.

L'artiste moderne désireux de s'engager pourrait transformer le sujet du tableau et désigner les imposteurs actuels. Il pourrait alors conserver le beau. Pour atteindre cet objectif, il lui faudra s'astreindre aux dures et incertaines contraintes artisanales. Au lieu de mener ce combat qui est véritablement le sien, l’impatience, les tentations de la publicité, l’accès au pouvoir médiatique lui font découvrir une parade à la difficulté. La confusion des objectifs autorise la moquerie du métier, la méfiance de la qualité. L'avant-garde s'imagine que montrer l'ordinaire forcera les habitudes du spectateur et l'amènera à des considérations nouvelles. Puisque le beau est l'apanage du pouvoir, elle peindra les abus et l'aliénation dans leur misère et leur banalité. Puisque les valeurs ne sont que des apparences, elle exposera la vulgarité du réel. L'équivoque disparaît, le fond et la forme coïncident.

C'est méconnaître totalement la spécificité du langage. En art, vouloir démasquer l'apparence c'est se tromper de cible. On peut démasquer l'abus de l'artifice, le joli, le léché, le mièvre, l'afféterie, qui sont des fautes ou des erreurs sur le plan artistique. On peut dédaigner la beauté triomphante et flatteuse, il faut refuser la servilité. On ne peut pas remettre en cause le sérieux de l'apparence. Ne pas respecter le principe du beau, c'est s'exposer au risque de sortir du domaine de l'art. Les critères de l'art et de la vie ne sont pas identiques. Dans la vie réelle, l'apparence est trompeuse; la volonté se dissimule dans son contraire. L'art postule que l'apparence est la vérité - la vérité de ce qui est exprimé. Il mise sur l'attirance irrésistible du beau, il faut jouer le jeu.

L'artiste se comporte comme s'il ne possédait pas la responsabilité du sujet. Or il a conquis cette prérogative. Il ne risque plus dès lors ni la soumission, ni l'hypocrisie. Il peut réserver à l'œuvre et au spectateur les émotions qu'il juge les plus précieuses. Servir l'art aujourd'hui n'oblige aucunement à faire l'apologie d'un tyran, d'un imposteur, d’un puissant. On pourrait aisément démasquer la stratégie de la laideur: il suffit de mettre en évidence combien les œuvres dérangeantes sont faciles à réaliser. Le laid, c'est l'informe, le défaut, c'est le premier jet. Lorsqu'il est délibéré, l'informe commet lui-même le genre d'abus qu'il prétend dénoncer puisque la facilité de l'exécution le rend très lucratif, tandis que le scandale constitue une excellente publicité. Sur le plan artistique, c'est le laid qui est une imposture.

Une question reste problématique. Lorsque les œuvres sont majoritairement acquises par des particuliers, le péril encouru par les sujets impitoyables ou angoissants est sérieux. La Crucifixion de Grünewald est invendable au particulier. Cette difficulté attire notre attention sur l'importance de la destination des œuvres. Sous le retable d'Issenheim, les habitants de Colmar devaient formuler des résolutions pieuses, une contrition, des promesses d'amendement. Peut-être se sentaient-ils participer à une aventure exigeante. Un Juge réclamait leurs efforts, un Témoin leur prêtait attention. C'est parce qu'elles étaient isolées dans les églises, les galeries palatiales ou les salles de tribunal, que les œuvres violentes étaient tolérées et jouaient pleinement leur office. On venait à elles dans une disposition particulière, chercher des émotions fortes, limitées dans le temps. Elles ont une fonction psychique que l'on a aujourd'hui mieux identifiée. Les musées de nos démocraties répondent à ce défi. En isolant des affects ils les préservent et les communiquent. Leur liberté d’accès convient à notre besoin d'indépendance. Ce sont les lieux sacrés de notre temps.

Remarquons que la musique, disponible à volonté, est affranchie de cette contrainte spatiale. Toutefois elle s'est imposé volontairement des bornes dans l'exacerbation. "Les passions violentes ne doivent jamais être exprimées jusqu'à provoquer le dégoût; même dans les situations horribles, la musique ne doit jamais cesser d'être de la musique", remarque Mozart, et cette mise en garde est relevée par Delacroix dans son Journal, le 2 février 1849. Ecouterait-on tous les soirs la grande fugue qui clôture le Quatuor numéro 13 en si bémol majeur de Beethoven? L'esprit ne le supporterait pas. Il faut croire que tel était aussi l'avis du compositeur qui n'a pas fait de cette tension, à la limite de l'excès, une règle.

Le beau seul fait admettre le puissant et nul ne se plaindrait de posséder un panneau de l'Enfer peint par Jérôme Bosch. La douleur nécessite une certaine qualité, ou une certaine naïveté, pour être supportable - et même enviable. La sensation est-elle pour autant perverse? Nous y voyons surtout une aspiration au tragique, à l'intensité. C'est le paroxysme de l'émotion qui est recherché, non l'exacerbation des sens. Il est recherché dans un climat de confiance et d'abandon que seul peut octroyer cet ensemble d'opérations que l'on résume par le concept de sublimation. La torture épouvantable mise en scène par Gérard David dans La Justice de Cambyse est acceptable en raison du raffinement de la peinture. La qualité nous permet de nous intéresser au sujet. C'est encore l’intensité et non quelque attrait pour la violence qui nous captive dans la décapitation d'Holopherne représentée par Caravage. La tête convulsée, tranchée dans un jet de sang, est détaillée avec un soin que l'on peut qualifier d'apaisant. Elle est neutralisée par une variété d'affects - la moue de dégoût sur le visage de Judith, fin et distingué, la figure cramoisie de la servante qui participe à l'événement de toute sa jouissance féroce - dont la maîtrise impeccable est éloignée de toute provocation.

Chaque langage suppose un dosage qui lui est propre de l'impact émotionnel. Un corps transpercé d'épées traité par le pinceau de l’an mille ou du Trecento n'aura pas la crudité des mutilations filmées. Au lieu d’en tenir compte, en modérant moyens et effets, la volonté délibérée d’éprouver le spectateur avec toutes les ressources de la photographie et du bruitage se substitue à la mission d’édification. Contrairement aux poulpes répugnants des films d'horreur qui se bornent à déclencher des sensations primaires, la Bête aux cents têtes du Beatus de Saint-Sever ne déclenche pas le dégoût, elle cherche à signifier. Les représentations du Moyen Age détenaient cet atout d'évoquer le pire comme des idées, elles excluent le sadisme et la perversité.

C'est une toute autre question, que la laideur des traits soit embellie par l'âme, l'expression ou le talent de l'artiste. Il est admis depuis longtemps qu'un sujet laid ou banal peut occasionner un beau tableau. Le profil bourgeonnant de Frédéric de Montefeltre est caricaturé et ses proportions déformées par Piero avec un sens plastique aussi original qu'il est raffiné, nous procurant des jouissances abstraites qui tissent sur la trame de la réalité une variété inédite de plaisirs. La "tête de ludion" de Charles VII[2] est hissée par Fouquet au niveau de sublimité où le plaisir s'enrichit de toutes sortes de dégustations, lumière, dégradé, velouté, finesse du dessin, expression bougonne des lèvres épaisses, hébétude de l'œil rosé, timidité du maintien. Van Eyck donne au teint anémique d'Arnolfini une transparence d'albâtre et une légèreté fantomatique qui nous transportent dans un univers irréel, il prête à sa silhouette fébrile et maladive une grâce fragile d'une invention pure.

Il en est de la laideur comme de la dérision, de l'ironie et de la banalité: elles valent comme contenu de l'art, non comme mode de représentation. La platitude picturale n'a rien à offrir. Mesurons la distance qui la sépare des admirables natures mortes du XVIIe siècle! Celles-ci ont édifié un autel pour la consécration des objets humbles, communs, usuels. Que l'on se remémore les céleris de Sànchez-Cotàn dont les fibres dessinent des lignes délicates dans la transparence verdâtre, l’épure de la Nature morte au verre de vin et aux gaufrettes de Baugin, les pommes de Cézanne. Les objets de consommation moderne, la boite de Campbell soup peuvent remplacer la grappe de raisin et le zeste de citron, mais l'artiste ne peut pas imiter la prose de la vie, il doit la transfigurer.

Une ironie aussi élémentaire reste l'arme du paraître dans la mondanité. Elle attaque, elle répond, elle moque. Ses manœuvres repoussent l'absolu où l'art se meut. Elles ne l’atteignent pas. On peut certes envisager un art du pamphlet, mais il devrait être autrement plus complexe et il n'y a aucune raison de le laisser dominer le champ de l'expression.


ill.132  Gérard David, La Justice de Cambyse. Détail. 1498
La maîtrise picturale rend le spectacle de la torture supportable
et permet de s'intéresser au sujet.

Au temps où le pouvoir politique et le pouvoir religieux imposaient à l'art une mission édifiante, ils réservaient aux oeuvres fortes un espace approprié. La Crucifixion de Grünewald domine un lieu de culte. Le châtiment horrible réservé au juge prévaricateur, déployé dans la salle de tribunal de l'hôtel de ville de Bruges devait impressionner le juge en fonction. Il était destiné à affermir son honnêteté et aussi, il faut le reconnaître, à assurer au pouvoir la fidélité du magistrat. Le contexte politique peut-il être ignoré? Ce tableau en trois parties fut commandé en 1498 par le clan pro-bourguignon à la suite d'une révolte de la ville. "Ni le choix du sujet, ni l'iconographie très élaborée ne furent laissés à la discrétion de l'artiste. Il fut dirigé par des conseillers érudits qui étaient eux-mêmes sous les ordres directes de la cour de Bourgogne." Outre la mise en garde contre la corruption, le tableau était "un message aux citadins qui s'aviseraient de se rebeller contre l'autorité des Habsbourg, on leur ferait payer ce crime de lèse-majesté avec la plus extrême cruauté."[2] La mise en évidence de la tactique politique importe à l'historien et au sociologue. Son intérêt peut satisfaire la curiosité de l'amateur d'art et son goût pour l'histoire. Elle n’empiétera guère sur l'effet surprenant de la transformation artistique. Celle-ci hisse le thème au niveau de l'absolu. Dans le cas où le tableau est réussi, les valeurs exprimées se dégagent de tout contexte, elles gagnent une portée universelle. L'horreur de la punition nous saisit comme la justice implacable. Nous admirons le destin cruel réservé à la faute comme une tragédie nécessaire.

L'artiste moderne désireux de s'engager pourrait transformer le sujet du tableau et désigner les imposteurs actuels. Il pourrait alors conserver le beau. Pour atteindre cet objectif, il lui faudra s'astreindre aux dures et incertaines contraintes artisanales. Au lieu de mener ce combat qui est véritablement le sien, l’impatience, les tentations de la publicité, l’accès au pouvoir médiatique lui font découvrir une parade à la difficulté. La confusion des objectifs autorise la moquerie du métier, la méfiance de la qualité. L'avant-garde s'imagine que montrer l'ordinaire forcera les habitudes du spectateur et l'amènera à des considérations nouvelles. Puisque le beau est l'apanage du pouvoir, elle peindra les abus et l'aliénation dans leur misère et leur banalité. Puisque les valeurs ne sont que des apparences, elle exposera la vulgarité du réel. L'équivoque disparaît, le fond et la forme coïncident.

C'est méconnaître totalement la spécificité du langage. En art, vouloir démasquer l'apparence c'est se tromper de cible. On peut démasquer l'abus de l'artifice, le joli, le léché, le mièvre, l'afféterie, qui sont des fautes ou des erreurs sur le plan artistique. On peut dédaigner la beauté triomphante et flatteuse, il faut refuser la servilité. On ne peut pas remettre en cause le sérieux de l'apparence. Ne pas respecter le principe du beau, c'est s'exposer au risque de sortir du domaine de l'art. Les critères de l'art et de la vie ne sont pas identiques. Dans la vie réelle, l'apparence est trompeuse; la volonté se dissimule dans son contraire. L'art postule que l'apparence est la vérité - la vérité de ce qui est exprimé. Il mise sur l'attirance irrésistible du beau, il faut jouer le jeu.

L'artiste se comporte comme s'il ne possédait pas la responsabilité du sujet. Or il a conquis cette prérogative. Il ne risque plus dès lors ni la soumission, ni l'hypocrisie. Il peut réserver à l'oeuvre et au spectateur les émotions qu'il juge les plus précieuses. Servir l'art aujourd'hui n'oblige aucunement à faire l'apologie d'un tyran, d'un imposteur, d’un puissant. On pourrait aisément démasquer la stratégie de la laideur: il suffit de mettre en évidence combien les oeuvres dérangeantes sont faciles à réaliser. Le laid, c'est l'informe, le défaut, c'est le premier jet. Lorsqu'il est délibéré, l'informe commet lui-même le genre d'abus qu'il prétend dénoncer puisque la facilité de l'exécution le rend très lucratif, tandis que le scandale constitue une excellente publicité. Sur le plan artistique, c'est le laid qui est une imposture.

Une question reste problématique. Lorsque les oeuvres sont majoritairement acquises par des particuliers, le péril encouru par les sujets impitoyables ou angoissants est sérieux. La Crucifixion de Grünewald est invendable au particulier. Cette difficulté attire notre attention sur l'importance de la destination des oeuvres. Sous le retable d'Isenheim, les habitants de Colmar devaient formuler des résolutions pieuses, une contrition, des promesses d'amendement. Peut-être se sentaient-ils participer à une aventure exigeante. Un Juge réclamait leurs efforts, un Témoin leur prêtait attention. C'est parce qu'elles étaient isolées dans les églises, les galeries palatiales ou les salles de tribunal, que les oeuvres violentes étaient tolérées et jouaient pleinement leur office. On venait à elles dans une disposition particulière, chercher des émotions fortes, limitées dans le temps. Elles ont une fonction psychique que l'on a aujourd'hui mieux identifiée. Les musées de nos démocraties répondent à ce défi. En isolant des affects ils les préservent et les communiquent. Leur liberté d’accès convient à notre besoin d'indépendance. Ce sont les lieux sacrés de notre temps.

Remarquons que la musique, disponible à volonté, est affranchie de cette contrainte spatiale. Toutefois elle s'est imposée volontairement des bornes dans l'exacerbation. "Les passions violentes ne doivent jamais être exprimées jusqu'à provoquer le dégoût; même dans les situations horribles, la musique ne doit jamais cesser d'être de la musique", remarque Mozart, et cette mise en garde est relevée par Delacroix dans son Journal, le 2 février 1849. Ecouterait-on tous les soirs la grande fugue qui clôture le Quatuor numéro 13 en si bémol majeur de Beethoven? L'esprit ne le supporterait pas. Il faut croire que tel était aussi l'avis du compositeur qui n'a pas fait de cette tension, à la limite de l'excès, une règle.

Le beau seul fait admettre le puissant et nul ne se plaindrait de posséder un panneau de l'Enfer peint par Jérôme Bosch. La douleur nécessite une certaine qualité, ou une certaine naïveté, pour être supportable - et même enviable. La sensation est-elle pour autant perverse? Nous y voyons surtout une aspiration au tragique, à l'intensité. C'est le paroxysme de l'émotion qui est recherché, non l'exacerbation des sens. Il est recherché dans un climat de confiance et d'abandon que seul peut octroyer cet ensemble d'opérations que l'on résume par le concept de sublimation. La torture épouvantable mise en scène par Gérard David dans La Justice de Cambyse est acceptable en raison du raffinement de la peinture. La qualité nous permet de nous intéresser au sujet. C'est encore l’intensité et non quelque attrait pour la violence qui nous captive dans la décapitation d'Holopherne représentée par Caravage. La tête convulsée, tranchée dans un jet de sang, est détaillée avec un soin que l'on peut qualifier d'apaisant. Elle est neutralisée par une variété d'affects - la moue de dégoût sur le visage de Judith, fin et distingué, la figure cramoisie de la servante qui participe à l'événement de toute sa jouissance féroce - dont la maîtrise impeccable est éloignée de toute provocation.

Chaque langage suppose un dosage qui lui est propre de l'impact émotionnel. Un corps transpercé d'épées traité par le pinceau de l’an mille ou du Trecento n'aura pas la crudité des mutilations filmées. Au lieu d’en tenir compte, en modérant moyens et effets, la volonté délibérée d’éprouver le spectateur avec toutes les ressources de la photographie et du bruitage se substitue à la mission d’édification. Contrairement aux poulpes répugnants des films d'horreur qui se bornent à déclencher des sensations primaires, la Bête aux cents têtes du Beatus de Saint-Sever ne déclenche pas le dégoût, elle cherche à signifier. Les représentations du Moyen Age détenaient cet atout d'évoquer le pire comme des idées, elles excluent le sadisme et la perversité.

C'est une toute autre question, que la laideur des traits soit embellie par l'âme, l'expression ou le talent de l'artiste. Il est admis depuis longtemps qu'un sujet laid ou banal peut occasionner un beau tableau. Le profil bourgeonnant de Frédéric de Montefeltre est caricaturé et ses proportions déformées par Piero avec un sens plastique aussi original qu'il est raffiné, nous procurant des jouissances abstraites qui tissent sur la trame de la réalité une variété inédite de plaisirs. La "tête de ludion" de Charles VII[3] est hissée par Fouquet au niveau de sublimité où le plaisir s'enrichit de toutes sortes de dégustations, lumière, dégradé, velouté, finesse du dessin, expression bougonne des lèvres épaisses, hébétude de l'oeil rosé, timidité du maintien. Van Eyck donne au teint anémique d'Arnolfini une transparence d'albâtre et une légèreté fantomatique qui nous transportent dans un univers irréel, il prête à sa silhouette fébrile et maladive une grâce fragile d'une invention pure.

Il en est de la laideur comme de la dérision, de l'ironie et de la banalité: elles valent comme contenu de l'art, non comme mode de représentation. La platitude picturale n'a rien à offrir. Mesurons la distance qui la sépare des admirables natures mortes du XVIIe siècle! Celles-ci ont édifié un autel pour la consécration des objets humbles, communs, usuels. Que l'on se remémore les céleris de Sànchez-Cotàn dont les fibres dessinent des lignes délicates dans la transparence verdâtre, l’épure de la Nature morte au verre de vin et aux gaufrettes de Baugin, les pommes de Cézanne. Les objets de consommation moderne, la boite de Campbell soup peuvent remplacer la grappe de raisin et le zeste de citron, mais l'artiste ne peut pas imiter la prose de la vie, il doit la transfigurer.

Une ironie aussi élémentaire reste l'arme du paraître dans la mondanité. Elle attaque, elle répond, elle moque. Ses manœuvres repoussent l'absolu où l'art se meut. Elles ne l’atteignent pas. On peut certes envisager un art du pamphlet, mais il devrait être autrement plus complexe et il n'y a aucune raison de le laisser dominer le champ de l'expression.

Le Couronnement d'épines de Jérôme Bosch, l'Ecce homo de Quentin Metsys: voilà comment la peinture traite l'ironie, la bonté bafouée, le faible injurié par les opportunistes cyniques. Ce sont des tragédies. Chez Bosch, les profils grimaçants aux couleurs transparentes, les yeux de porcelaine, le regard évadé du Christ, sa faiblesse d'oiseau pris au piège, la soucoupe et la feuille de chêne sur le chapeau d’astrakan d'un relief prodigieux, la rage qui gonfle les veines et tend les muscles du bel homme au turban vert, son bras ganté de fer empoignant la couronne d'épines. Chez Metsys, le Christ au balcon qui nous surplombe, exsangue, harcelé par la foule, le personnage qui se retourne au premier plan, le grotesque qui envahit les sculptures de la cathédrale comme autant de témoins contaminés par l'ignominie. Que de recherche et de science dans la composition, que de génie et de métier.


ill.133  Jérôme Bosch (1450/60-1516), Le Couronnement d'épine
s

 


ill.134  Quentin Metsys (1465-1530), Ecce homo. Détail

La dérision est sujet du tableau, elle n'est ni moquerie du sujet,
ni moquerie du tableau, ni fausse autodérision.

Ici, la dérision n'est pas jetée à la face du public, elle constitue le sujet du tableau. On la voit s'acharner contre des valeurs; celles-ci sont désespérément affirmées dans la faiblesse corporelle de Jésus, dans son refus de résister à la violence. La lumière, les glacis, la diversité des visages concourent à susciter chez le spectateur intérêt pour le drame, plaisir, respect et envie. Oserait-on avancer que la qualité picturale est une manière d'affirmer un jugement sur les opportunistes prêts à dévorer leur proie. Elle est la douceur qui, comme celle de Jésus, s'oppose à leur vilenie.

12   Légendes, héros

14   Banalité ou marginalité des figures

[1] A. Malraux, L'Irréel, p 258. Gallimard.

[2] H. J. Van Miegroet, Gérard David, p. 173. Fonds Mercator.

[3] L'expression est de A. Malraux.