Table des matières

Plan du site

11   Fantaisie, merveilleux

13   Laideur subversive et dérision

 

II. Thèmes et figures

12     Légendes, héros

     



 

Postuler que l'art doit nous concerner, se rapprocher de nos soucis quotidiens, limite l'inspiration aux préoccupations immédiates et empêche la fouille des hantises dont l'histoire autant que la biologie nous prouvent la pérennité. Saint-Sébastien, un contemporain de Mantegna? Cet officier romain né à Narbonne et martyrisé à Rome au IIIe siècle est devenu une figure symbolique. Elle rappelle à la mémoire les héros du christianisme et entretient le respect de ses valeurs. Giotto peint le cycle d'Assise une centaine d'années après la mort de Saint-François. S'il avait eu le choix, eut- il opté pour un ermite obscur de son temps? La réponse n'est pas certaine. La personnalité exceptionnelle de Saint-François donnait aux péripéties de son ascèse une aura propice à l'illustration. Pour des raisons équivalentes, Shakespeare met en scène Richard III et Jules César, Moussorgski s'inspire de l'usurpateur Boris Godounov, Prokofiev rythme son génie aux exploits épiques de Alexandre Nievsky. Ces créateurs ne désirent pas tant ressusciter le passé que profiter d'un drame, d'une accélération de l'histoire, d'une concentration d'éléments décisifs.

Passé et présent se mêlent, le quotidien ne semble jamais assez grand, l'ancien sera tantôt défiguré par des conceptions modernes, tantôt le complice de mystères irrésolus. Homère, quatre cents ans après la guerre de Troie, croyait-il encore à l'intercession d'Athéna? Nous qualifions Sophocle d'"archaïsant", ses dieux sont plus inflexibles que ceux d'Eschyle, son aîné de vingt ans, ils ne sont pas prêts à déléguer leur pouvoir. Allons-nous lui reprocher son conservatisme? Bien au contraire, nous sommes subjugués par le fatalisme encore plus tragique de sa vision. La succession ne signifie pas obligatoirement le remplacement, il importe d’insister sur ce point.

Des indices laissent entrevoir qu'aussi loin on remonte dans le temps, les légendes étaient déjà le moyen de déployer des talents.

Le désir d'honorer des faits anciens correspond à un besoin de grandeur, celui qui a inventé les mythes d'origine. L'invention des dieux n'est-elle pas déjà une façon d'exalter les passions? Les forces cosmiques, l'influence des astres ne répondent-elles pas elles encore à un besoin de se donner de l'importance? Dès l'aube de la conscience, la sensation de la vulnérabilité semble couvrir deux sens: la peur de disparaître autant que l'horreur de l'insignifiance. La mort et l'absurde nous taraudent depuis des temps immémoriaux.

Une analyse marxiste de ce phénomène ne manquera pas de pointer sa face négative : il s’agit d'échapper à la misère du présent en magnifiant le passé. Elle le juge avec sévérité et l’englobe dans le verdict général qu’elle a formulé d’une façon imperturbable et qui a marqué toute notre époque : aliénation. Il est permis de le considérer autrement. Même si les puissants ont fait appel aux mythes pour fomenter leur propre gloire, le recours à l’idéal peut aussi être vu comme intrinsèque à une sensibilité heurtée par le spectacle de la réalité. Les hommes ne cessent de déplorer les mœurs de leurs contemporains, d'envier le courage et l'honnêteté des générations qui précèdent. La vision rapprochée des conduites humaines inspire rarement le respect. Ne sont-elles pas le plus souvent viciées par la vanité ou l’intérêt ? Quand les conséquences des actes sont incertaines, le courage paraît absurde, la ténacité de l'obstination. Par contre, la distance filtre les mesquineries, garde le meilleur et délivre l'admiration. Cette décantation est d'un grand secours, la mise en forme y gagne des possibilités de synthèses. Ce n’est pas qu'il faille se détourner du présent, mais la variété des sujets nous aidera à évitera le schématisme et l'emprise des idéologies.

L'art partage son attention pour le quotidien, la légende et l'histoire. Sur les palais de Cnossos, et les temples d'Egypte, agriculteurs et musiciens prennent place aux côtés des guerriers et des dieux; en face d'une cérémonie d'investiture, une place est accordée au bouvier squelettique. Arc-boutés sur les toranas de Sânchî, les yakchi, esprits de la forêt, la Ganga et la Jamuna, personnifications des fleuves, protègent les pèlerins prosternés devant les empreintes de Bouddha. Donatello consacre aux puttos de la Cantoria et à l'Annonciation la même ferveur qu'au Gattamelata; Léonard de Vinci imprime son génie à l'Adoration des mages comme à la Dame à la belette; la Parabole des Aveugles et les distractions populaires n'empêchent pas Breughel de vouer son talent à la Tour de Babel. C'est en déployant toute son envergure que l'art dissuadera les stéréotypes et se tiendra à l'écart de l'extrémisme.

La vie ne se résume pas dans l'actualité. La prévention contre l'anachronisme nous prive de thèmes saillants. Un mythe peut trouver sa forme longtemps après l'événement qui lui donna naissance. Faute d'un langage élaboré, des bouleversements ont été gravés en quelques signes dans la glaise, des dilemmes sont demeurés sans tragédie. La dévotion exprimée par l'art bouddhique est maladroite avant l'épanouissement de la sculpture à Bhârhut, Amaravati et Sânchî, six cents ans après l'enseignement du prince Sâkyamuni. Les fresques des catacombes chrétiennes ânonnent. Un long mûrissement sera encore nécessaire, après les mosaïques de Ravenne, pour donner à l'Ancien Testament et aux Evangiles les sommets de la sculpture romane, de la peinture du Trecento et du Quattrocento.

Le mythe est pauvre sans le secours des lettres et des arts. Les légendes s'édifient au cours de siècles, la langue les façonne, l'art les enrichit, une conception personnelle peut les imprégner d'une noblesse inédite. Ni les artisans du roi Salomon, ni l'Ancien Testament, ni les écrits éthiopiens n'ont célébré comme Piero della Francesca la visite prestigieuse de la Reine de Saba au roi des Hébreux, cette "rencontre solennelle de deux mondes"[1] intrigués l'un de l'autre et se mesurant par l'esprit. Le thème s'était étiolé au Moyen Âge, il sera perverti, après les fresques d'Arezzo, jusqu'à devenir "la fascination et la tentation de la volupté"! Or Piero a inventé la majesté des maintiens, les profils perdus, les proportions étranges du visage. De ses décors austères, des attitudes comme figées dans l'espace et le temps, émane un climat de respect qui correspond parfaitement à l’invocation de Karl Kereyi: "Parmi les réalités de l'âme, la solennité est une chose en soi inassimilable à rien d'autre." Pourquoi nous priver de cette sensation ?

C'est parce que le langage du Quattrocento les a saisis que quantité d'exploits nous ont été transmis grandeur. Mille ans séparent les pérégrinations de Saint-Georges, cet autre soldat de l'armée romaine, qui serait né en Cappadoce et aurait été martyrisé en 303 sous Dioclétien, et la célébration de son combat par Carpaccio. Il faut attendre Masolino, Masaccio, Cranach et Van Eyck pour éprouver la plénitude d'Adam et Ève. Il faut patienter jusqu'à Van der Weyden pour admirer une descente de croix éminemment pathétique.

Ici encore, l'esprit progressiste rétorquera: la Renaissance entretenait un culte pour les héros, qu'ils appartiennent à la Bible, à la mythologie grecque ou à l'histoire. Ce temps-là est révolu. Quel est le rapport entre un art inspiré par la foi et notre vision scientifique? Quel lien entre le fatalisme d'antan et notre démocratie libérée de l'arbitraire?

Ne plus s'intéresser aux personnages de la Bible, sous prétexte que c'était l'affaire des croyants, n'est-ce pas raisonner comme si Dieu avait réellement existé puis qu'il a disparu? N'est-ce pas une manière conformiste de croire et de ne pas croire en Dieu? L'anthropologue et le psychologue prendront l'engagement des saints et des prophètes en considération. Ils savent que les raisons d'inventer Dieu, de lui obéir, de gagner sa sollicitude, n'ont pas disparu. Elles persistent dans l'espoir qu'un idéal existe - qu'il soit au moins concevable - dans le désir de donner sa part de vie pour consolider des valeurs immuables. Croire à l'immortalité des valeurs nous aide à accepter notre destin mortel. Servir ces idées nous sauve. Les honorer est une fête.

Par quels glissements progressifs la croyance aux démons fût-elle reconnue comme pensée symbolique? Quand la colère arbitraire des dieux  fût-elle interprétée comme la juste punition de notre arrogance? Quand, enfin, la crainte de Dieu sera-t-elle reconnue comme l'imagination spontanée du châtiment? Chacun sait que les inquiétudes irrationnelles et les désirs magiques de réalisation immédiate persistent à l'ère industrielle. Mais comment les figurer? La tradition a inventé des symboles que notre prétention à être différents, à vivre une époque radicalement autre, relègue au grenier des défroques usagées.

La disparition de la foi n'est pas seule en cause. Notre réticence à perpétuer l'image des héros et des saints s'explique également par l'individualisme qui refuse d'adhérer à un symbolisme commun. Certes, l'artiste moderne peut se prévaloir d'une motivation honorable. S'il se détourne des grands personnages de la légende ou de l'histoire, c'est en vertu d'une protestation démocratique, que justifie pleinement l'enseignement des archives sur le rôle anonyme des individus et des groupes. Titrer les représentations de Saint-Sébastien "martyr chrétien" eût été plus équitable envers des milliers de victimes massacrées, jetées en pâture aux lions, ou crucifiées. Mais la démocratie ne commet-elle pas des injustices éhontées en donnant une publicité tapageuse à des courtisans et des imposteurs tandis que nombre d'actions courageuses et dignes demeurent dans l'obscurité?

On ne peut pas méconnaître la fonction symbolique des figures exemplaires. Conserver un personnage à travers les siècles permet de hisser une figure propre à l'admiration. L'opération correspond à la nécessité psychique de focaliser les processus d'identification. Rappelons-nous au moyen de quels arguments Georges Lukacs, déchiré entre son admiration pour Sophocle, Shakespeare, Dostoïevski et le volontarisme marxiste qui le somme de proposer des héros plus accessibles et fraternels, justifie cette forme d'élitisme. Selon lui, les rois sont choisis pour sujets de tragédie parce que leur rang amplifie drames et passions jusqu'à la démesure, laquelle exalte les émotions et décuple l'effet littéraire: il en va de leur royaume, de la guerre, du sort des peuples.

L'art procède des mêmes options. La renommée magnifie les émois, la mort imprime gravité aux comportements, la beauté nous extrait de la misère. Prenons l'exemple de Judith. Dans le tableau de Caravage, son audace emporte l'admiration. La scène aurait-elle la même emprise sur nos esprits s'il s'agissait d'une de ces vendettas claniques fréquentes à l'époque? Le même tableau défini par un titre anonyme aurait sans doute le même effet. Mais était-il concevable? Nous pensons que le peintre n'aurait pas été stimulé par une ferveur aussi sereine. Celle-ci pousse la maîtrise technique et la finesse des expressions à un tel sommet que par la grâce d'un accord parfait entre l'intense et l'ultime, nous ne regardons pas un assassinat mais la détermination et l'énergie vitale. Au regard sourcilleux de la conscience moderne, cette légitimation sera-t-elle suffisante?

Les martyrs et les saints, insistera-t-elle, sont des modèles proposés par l'Eglise. Ils ont été confisqués par le pouvoir dans le but de faire écran. Les tentations de Saint-Antoine masquent l'injustice et les privilèges, la passion du Christ nous abuse, la compassion est trompeuse. La Bible ne désigne pas les victimes actuelles, l'illusion de la justice divine est néfaste, les Jugements derniers et les Triomphes de la mort entretiennent la soumission et la crainte; les puissants, qui se gardent bien d'observer les vertus et les commandements prônés par les Evangiles, en profitent largement.

Quant à l'héroïsme profane, il supposait une inégalité des classes; les condottieres appartenaient à une caste, quels sont donc leurs mérites? Eduqués dans le but de pratiquer la guerre, leur formation comportait des privilèges, ils s'accommodaient de l'injustice sociale. Ludovic le More, que B. dei Conti a peint priant la Vierge, est une brute avide qui n'a guère hésité à se débarrasser de ses rivaux. Sigismond Malatesta, que Piero a agenouillé devant son patron Saint-Sigismond de Bourgogne, est un despote dénué de scrupules. Devant cette fausse humilité, la conscience aura raison de s'offusquer. Comment admettre ce mensonge? Faut-il insister sur la contradiction ou tenter de l'atténuer? Peut-on accepter la légèreté avec laquelle des historiens de l'art se rallient à la séduction? Cédons la parole à Focillon dont le jugement châtié est comme gagné par la jouissance esthétique: "Sigismond Pandolphe est un homme atroce. Epoux de Ginevra d'Este, il la fit mourir par le poison à l'âge de vingt-deux ans. (...) Ce tyran furieux, d'ailleurs exquis humaniste, finit par épouser sa maîtresse, 'femme d'admirable sagesse et profondément versée dans les sciences', qui sut le dompter, mais sans brider ses fantaisies et ses délassements monstrueux."[2] Le style enlevé ne résout guère le dilemme, nous ne sommes guère avancés. Comment ne pas conclure, devant ces malheureux exemples, que le jeu est truqué: l'art conforte les puissants, il consolide l'hypocrisie. Notre amour du beau tolère ces contradictions lorsqu'elles appartiennent à un autre âge, cependant, la démocratie ordonne de montrer la réalité sans fard, de créer un art qui nous appartient.

Ce raccourci en partie justifié passe sous silence la nécessité de domestiquer les mœurs effroyables du passé. Invoquer la terreur et l'obscurantisme de la religion est exagéré lorsque l'on voit de quelle violence l'homme est capable aujourd'hui quand il se trouve en situation d'impunité. Sans doute, les prédicateurs, invoquant les fléaux de l'Apocalypse ou décrivant les tortures auxquelles seraient soumis les pécheurs, ont-ils exalté l'angoisse. Ces effets étaient-ils prévisibles et calculés? Les discours n'étaient pas toujours surveillés; les fanatiques existent de tous temps. Lorsque l'on constate la recrudescence des sectes à notre époque, la facilité avec laquelle les gurus exercent leur emprise sur des milliers de naïfs, accaparent leurs biens, manipulent leur dévouement, on mesure l'intérêt qu'il y avait au Moyen Âge à endiguer les passions irrationnelles dans des canaux relativement inoffensifs. Mais c'est en se fondant sur de telles accusations que l'idéologie progressiste du XXe siècle, fière de dénoncer dans l'illusion la démagogie et l'obscurantisme, mène l'art à une imitation crue de la réalité et qu'à dessein de marquer son opposition au pouvoir et aux dogmes, l'avant-garde rejette tout compromis avec l'idéal. Faut-il, parce que les valeurs sont bafouées, les abandonner pour autant?

D'ailleurs, nous prétendons à la rationalité, mais notre culture areligieuse ne nous épargne pas le fanatisme, les humiliations ni la mégalomanie. Nous répugnons à verser le sang, mais nos querelles savantes sont ponctuées d'anathèmes et d'ostracismes. Comment ne pas vouloir échapper de temps en temps à un monde de rivalités sans merci, et puiser dans l'illusion la paix et le réconfort? Nous profitons d'acquis inestimables, parmi lesquels la sécurité physique. Autant qu'aux luttes et aux efforts menés par les générations qui nous ont précédés, nous les devons à ces idéaux inaccessibles qui nous indiquèrent des objectifs et nous encouragèrent à les revendiquer. A nos yeux, la façon dont Antonello et Mantegna ont traité Saint-Sébastien demeure un modèle pour représenter n'importe quel homme fidèle à ses convictions.

En outre, héros, prophètes et martyrs peuvent incarner une problématique du psychisme. La résistance de Saint-Antoine aux tentations peut satisfaire ceux que dégoûtent les excès de la société d'abondance, l'aversion pour le pouvoir et ses compromissions. Le moine tourmenté par la défaillance de la foi a un frère chez le militant dévoré par le doute, chez l'infirmière et le médecin qui, dans les camps de réfugiés, luttent contre le découragement, chez l'ingénieur bafoué par l'arrogance de collègues incompétents. Quant au prophète élu afin de redresser les errements, il est largement représenté parmi nous. Avertir des dérives, entreprendre des croisades, pour mener ces tâches éreintantes, il faut toute l'énergie de la foi. Qu'une telle passion soit justifiée par les dangers objectifs et qu'elle soit étayée par des arguments scientifiques n'exclut pas la présence d'un besoin impérieux d'établir la vérité. Entre se sentir utile, avoir une vocation et se croire prédestiné, il y a certes une marge, mais il y a également un continuum. Et pourquoi ne pas faire allusion au double aspect de l'élection, à son versant démoniaque, le narcissisme aveugle qui impose aux populations guerres, exodes, famines, suicides, voilà un personnage très banal en notre siècle. Enfin, se croire appelé peut revêtir un sens métaphysique, c'est une manière de compenser l'anonymat et le hasard de notre présence sur terre...

[1] A. Chastel, Fables, formes, figures. Vol.1. Flammarion.

[2] H. Focillon, Piero della Francesca, p. 28. Presses Pocket.

 

11   Fantaisie, merveilleux

13   Laideur subversive et dérision