Table des matières

Plan du site

 10   Dette envers l'héritage   

 12   Légendes, héros

 

II. Thèmes et figures

11   Fantaisie, merveilleux   

 

Le rejet global des conceptions traditionnelles serait justifié si l'art du passé nous était indifférent. Or, les ascètes et les martyrs nous défient, les Cavaliers de l'Apocalypse nous intriguent, le dieu Khnoum à tête de bélier nous frappe de stupeur. N’est-ce pas parce que les formes transcendent les croyances de l'époque, agissent de par leur dynamique propre et acquièrent de nouvelles significations? Le symbolisme de Saint-Georges terrassant le dragon requiert-il la foi en un dieu chrétien? La maîtrise de l'effroi qui anime les Triomphes de la Mort relève-t-elle d'un mécanisme désuet? L'enfer est-il une conception obsolète?

Est-ce que nous ne feignons pas de croire, pour nous en débarrasser par un type de persuasion non encore élimé, que les châtiments nous étaient imposés par une religion abusive, née en des temps obscurs et désormais sans fondements?

Nous observons qu'au cours du temps une explication est relayée par une rationalisation plus convaincante, car le plausible évolue en fonction des connaissances, mais que les contenus demeurent valables - c'est leur statut qui est mis en cause - tandis que le pouvoir hallucinatoire de l'art résiste aux coups de boutoir de la science comme à ceux de la raison. Le fait que la psychologie croit découvrir les sources de thèmes ancestraux, que la neurologie propose elle aussi sa version des mécanismes psychiques, n'entame en rien le pouvoir des formes. Comme jadis les mythes et les dieux offraient à nos ancêtres des rêves de grandeur, les œuvres du passé ouvrent devant nos esprits une perspective vers des potentialités.


ill.129  Bon génie. Assurnarzipal, 885-860 av. J.-C.
Ce personnage hybride est bon génie, il asperge l'arbre sacré, symbole de fertilité, assiste les hommes, intercède en leur faveur auprès des divinités. De telles figures ont frappé Ézéchiel et par l'intermédiaire de l'Apocalypse de saint Jean, parviennent jusqu'à nous.

Les dieux étaient objets de craintes et d'adoration, les fables ennoblissaient la triste condition des hommes, ils deviennent sujet d'études et de recherches. Notre soif de merveilleux se mue en analyse de l'irrationnel, notre aspiration à la transcendance s'exerce dans l'érudition intemporelle. L'homme du XXe siècle veut encore être subjugué, il désire des formes extérieures à lui-même pour admirer ses hantises. Les théories scientifiques ne le vaccinent pas contre la passion. Le sentiment de l'étrange, qui doit peut-être son origine à la dépendance de l'homme dans un univers inconnu, continue de se développer à mesure que la connaissance en recule les frontières.

Certes, les équations, les expérimentations de laboratoire peuvent frustrer le désir de grandeur, la résistance du savoir peut brimer la tendance à la mégalomanie qui est l'apanage de l'esprit, lequel se sent illimité, prisonnier d'un corps vulnérable, jouet de l'oppressante réalité. Mais quand la connaissance libère l'arrogance chez les uns, chez les autres elle fortifie le respect de ce qui est donné à l'homme et dont il est redevable.

Astrophysiciens, biologistes, mathématiciens poursuivent des cogitations cosmogoniques et aspirent à l'harmonie de l'art dont ils acceptent l'hallucination. Les archéologues vivent au temps de Mari ou de Palenque, les anthropologues satisfont leur nostalgie de l'animisme dans la collation de récits mythiques; historiens des religions et traducteurs de langues anciennes savourent dans les textes la métamorphose des superstitions et participent aux rites archaïques en lénifiant les exigences de la raison sous l'autorisation de leurs recherches érudites exactement comme le romancier gêné de conter une histoire naïve ou extraordinaire, l'introduit par le biais d'un manuscrit trouvé. Telles sont les astuces déployées par les esprits rationnels pour intégrer l'aptitude du cerveau à l'envoûtement.

Que devons-nous penser des bizarreries et des rapprochements insensés qui ont nourri les fables et concouru à l'élaboration d'histoires sans lesquelles nous n'aurions aucune œuvre majeure? La vigilance de la raison est-elle opportune? L'esprit invente à partir d'allusions, d'indices. Le cheminement des significations ne poursuit pas un but. Des modifications aléatoires entraînent des interprétations inattendues. Les images changent de mains et vont irriguer des coutumes étrangères. Il est impossible de prévoir les ressources que recèlent des trouvailles anodines. Afin de préserver ces possibilités de ramifications, ne convient-il pas de tenir par moments la conscience à l'écart du processus créatif? Que l'aventure du Bouddha se prolonge dans le dit des trois morts et des trois vifs paraît logique, mais avec quelle surprise nous observons des symboles franchir des frontières mentales et s’imposer, dirait-on, en toute impunité. Le tétramorphe n'est-il pas incongru dans l'Europe du XIIe siècle?

"Après cinq mille ans, le ciel mésopotamien nous domine toujours, s'enflamme Emile Mâle. (...) C'est toute l'Asie, qui apporte ses présents au christianisme comme jadis les Mages à l'Enfant. (...) En levant les yeux au tympan des portails, on aperçoit le Christ en majesté, environné du tétramorphe. Jamais l'Orient n'a été plus présent. Il est là, au-dessus de nos têtes, car ces quatre figures, cet homme, ce lion, ce taureau et cet aigle, la symbolique chrétienne les a reprises, sans y rien changer, à la symbolique mésopotamienne, qui connaissait déjà à Ur, bien avant Ézéchiel, et dès le IIIe millénaire, ces quatre éléments isolés que les Assyriens eurent les premiers l'audace de réunir en un seul être: le taureau androcéphale gardien de leurs palais."

   
ill.114  Les lions et Jérémie,  trumeau du portail de
l'église abbatiale Saint-Pierre. Moissac, 1100-1130

ill.130  Le Christ entouré du tétramorphe. Portail de l'église abbatiale Saint-Pierre.
Détail. Moissac, 1100-113

Le taureau à tête humaine est une figure protectrice de la mythologie babylonienne; l'homme à tête d'aigle y représente un bon génie; à Ninive, des tablettes votives sont tenues par un animal mi lion mi aigle. Ces êtres hybrides intercèdent en faveur de l'homme auprès des dieux, aussi leur présence dans la théophanie d'Ézéchiel n'est pas étonnante. Quelles transformations ces chimères ne vont-elles pas subir! Chez Ézéchiel, elles se couvrent d'yeux, signe d'omniscience, et portent le trône de Dieu. Dans l'Apocalypse de Saint-Jean, elles se séparent en quatre Vivants. Quels enchantements nous devrons à leur identification par Saint-Irénée, deux cents ans plus tard, aux quatre Evangélistes, idée qui assure leur diffusion dans le monde chrétien. Le pouvoir des chiffres et l'émerveillement des coïncidences expliquent cette audace. "Il n'est pas admissible, s'exclame l'évêque de Lyon, qu'il y ait plus de quatre évangiles, ni moins de quatre non plus. Puisqu'il y a quatre régions du monde dans lequel nous sommes et quatre vents des points cardinaux... D'où il appert que le Christ artisan de l'univers, lui qui est assis sur les chérubins (les Vivants de la vision) et qui maintient tout ensemble, une fois manifesté aux hommes, nous a donné l'Evangile sous quatre formes, Evangile que maintient cependant un seul Esprit..."[1]

Quels développements expressifs depuis la Théophanie du Trisagion peinte au VIe siècle dans l'abside du monastère Saint-Apollon à Baouît en Egypte, la première fresque connue, où seules les têtes des Vivants apparaissent emmitouflées dans les ailes parsemées d'yeux, en passant par les illustrations de L'évangile de Reichenau, les enluminures féeriques du Beatus de Saint-Isidore de León et celles du Beatus de Saint-Sever, jusqu'au portail de l'église abbatiale de Moissac vers 1130! L'anachronisme n'est-il pas ici retourné en une invention stupéfiante? En quoi les sculpteurs répètent-ils les fresques et les enluminures? Au lieu d'en être tributaire, ce sont les tympans de Moissac et de Chartres qui dominent la vision de Saint-Jean par la tension stylisée des corps, le retournement superbe des têtes, la dimension imposante.

Ne devons-nous pas être reconnaissants envers l'exaltation et les comparaisons sommaires qui sont à l'origine de figures que l'art vient légitimer à sa façon? N’est-il pas judicieux d'en tenir compte? Nombreux répondront: cet art appartient au christianisme, le Moyen Âge vénérait les prophètes, Jésus, les apôtres; architectes, enlumineurs, sculpteurs ne poursuivaient qu'un but, parfaire les formes de cette vénération.

On pourrait alors interroger une autre figure. Pourquoi ces lions entrecroisés sur le trumeau de l'église de Moissac, se partageant une victime à l'angle d'un chapiteau, flanqués autour de rosaces, encadrant les portiques des églises lombardes? Pourquoi les retrouve-t-on inquiets et puissants sur les gradins de la loggia dei Lanzi à Florence? Ont-ils quelque rapport avec les lions de l'époque des Han, magnifiquement cambrés, la patte arrière rivée au sol, qui gardent les palais? Sont-ils les frères des lions perchés sur les temples hindous? Pourquoi le saint chypriote Mamas chevauche-t-il un lion?

Le lion assume divers pouvoirs, il représente l'instinct, la vitalité de l'homme. On le voit associé à l'aigle qui incarne sa spiritualité. Si l'on remonte dans la pensée archaïque, on trouve le lion androphage qui engloutit l'homme, lui transmet sa puissance, le fait renaître, participant ainsi au symbolisme solaire: "c'est souvent dans la gueule d'un monstre bénéfique que nous voyons naître les dieux ou les hommes renouvelés" et ce monstre a fréquemment l'apparence d'un lion. Il est gardien et protecteur, il marque la limite du profane et du sacré. Or même en ignorant l'étendue de ce symbolisme, nous sommes ravis par l'irruption de bêtes féroces dans l'architecture, un frisson délicieux nous saisit à la vue de l'instinct mêlé à la sérénité. Lorsque nous voyons leur gueule étirée effleurer le visage du prophète Jérémie, nous sommes comme arrêtés par un mystère. Lorsque nous les repérons, sur les façades romanes d'Italie, au milieu d'un mur nu, répondant à une fine rosace ou à une arcature légère, alors, nichés dans la blancheur de cette composition sacrée, ces bêtes ensorcelées portent l'envoûtement à son comble.

Et la naïveté nous apparaît de nouveau comme une puissance dont notre liberté actuelle peut se languir de jalousie. Par-delà la crédulité, ces animaux apportent des émois dont le spectateur profite parce qu'il les enregistre quelles que soient leurs connexions avec les fables et les conceptions. N'est-ce pas en effet en vertu de ses qualités réelles: souplesse, énergie, fureur, que le lion a été élu comme symbole privilégié? Or ces qualités sont perceptibles dans l'image. Si bien que le lion est non seulement un symbole mais il détient aussi un pouvoir: il exprime le terrible sous son aspect admirable. Il joue son rôle par un effet de juxtaposition; parce que nous enregistrons les données simultanément, elles viennent spontanément se mêler dans notre esprit.

Poursuivant nos interrogations, nous pourrions nous demander: pourquoi ces beili, ces tortues géantes que l'on croise en Chine dans les jardins des temples, sur les voies des esprits, alignées par dizaines dans les bibliothèques, et qui portent, dressées verticalement sur leur carapace, les stèles où sont gravés les édits, les textes commémoratifs, les listes de mandarins? Parce que la tortue comme l'éléphant sont des animaux sacrés. Ils réunissent la structure cosmique carré-coupole. Dans nombre de civilisations, le carré, schéma des directions de l'espace, désigne la terre, le cercle, qui rappelle la voûte céleste, indique le ciel. Eglises et mosquées se conforment à cette symbolique, l'arche et la niche la reproduisent à petite échelle; l'auréole rappelle l'origine céleste de la sainteté. Parfois, les stèles chinoises sont encore coiffées de dragons mous et avachis, les pattes pendant de part et d'autres; ces pièces montées sont plus bizarres que belles, mais on ne peut pas nier le trouble que finit par engendrer le rappel envahissant d'une vénération aussi archaïque.


ill.131  Zhang Sengyou, La planète Jupiter. 500-550 ap. J.-C.
Le dessin apporte des nuances qui n'appartiennent pas au symbole conventionnel.

Le temps a cimenté des appariements curieux. Le contraste entre la richesse du langage et la simplicité de l'idée est souvent saisissant. Au VIe siècle, Tchan Seng-yeou a peint sur un rouleau de soie Les cinq planètes et les vingt-huit constellations. Entre les images, des calligraphies décrivent les divinités et commentent le culte qui revient à chacune d'elles (malheureusement ces commentaires ne nous sont pas transmis). Tchan Seng-yeou a représenté la planète Jupiter par un homme à figure de singe chevauchant une antilope à tête de sanglier qui traverse l'image toutes pattes tendues. Pourquoi? Parce que l'animal a la course "rapide et légère", comme le suggère Nicole Vandier-Nicolas?[2] Le contraste entre les poils noirs et drus de la tête et les dégradés du corps est une merveille; l'allégresse de l'homme simiesque qui plane à califourchon sur le bolide trapu, les yeux éberlués, est inénarrable.

Ce couple insolite nous hypnotise en dépit de l'obscurité de son sens. On devine que la peinture est bien plus consistante que l'association d'idées originelle. Celle-ci était cependant nécessaire au démarrage de la fantaisie qui charge le symbole de loufoque, d'une bizarrerie au-delà de toute espérance. Sur ce départ s'appuie le talent de l'artiste, imprimant au dessin une aisance qui nous comble. Empruntant des éléments à des domaines étrangers l’un à l’autre, la fantaisie nous accorde des sensations que nous ne pouvions ni prévoir ni soupçonner.

Sans doute la pensée superstitieuse est aujourd'hui disqualifiée. Nous ne croyons ni à la sollicitude des astres ni aux vertus des totems. Cependant, nous prisons encore des émotions qui sont apparentées à celles du passé et nous pourrions nous inspirer d'un mode d'exaltation, d'une audace qui reste appropriée à toutes sortes de sujets. Car la science n'élimine pas le merveilleux, elle le rend même plus consistant. L'extraordinaire n'a pas disparu, il est calculé, démontré, réalisé - un homme n'a-t-il pas foulé le sol de la lune? La vie n'est pas moins stupéfiante depuis que nous connaissons le fonctionnement d'une cellule. L'étonnement d'être-là n’a pas disparu, il n'est pas annulé par le savoir. Au contraire, il est étoffé, enrichi. Malheureusement, une conquête de l'astronomie ou de la physique n'offre ni récits ni héros à l'exemple des cosmogonies personnifiées de jadis. Comment exprimer l’étonnement, la reconnaissance, l’admiration? Faut-il déplacer les thèmes afin de conserver les émotions ? Chercher des équivalents à des sensations qui se retrouvent dénuées de formes et de fictions ?

10   Dette envers l'héritage

12   Légendes, héros

[1] G. de Champeaux et D. S. Sterckx, Le monde des symboles, pp. 430, 176, 276 Zodiaque.

[2] N. Vandier-Nicolas, Peinture chinoise et tradition lettrée, p. 31. Office du Livre.