Table des matières

Plan du site

9   Synthèse, style, sélection

II.   Thèmes et figures
11   Fantaisie, merveilleux

 

I. Intemporalité et universalité des critères

10     Dette envers l'héritage

     

  

 

    

 


ill.123  Lo P'ing, Portrait de l'ami de l'artiste Yi-an. Détail. 1798

    

 

 

 


ill.122  Anonyme, Erudit noble sous un saule. Détail.
XIe siècle.

 


i
ll.124  Dürer, Melencolia I. 1514

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


ill.125  Bokusai (+ 1592),
Portrait du moine Ikkyu. Détail


ill.126  Van Gogh, Portrait de l'artiste.1889

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


ill.127  Tête d'homme horrifié, Gandhãra, IVe siècle


ill.128  Munch, Le cri. 1895

Alors que le psychologue et le sociologue s'intéressent aux mécanismes individuels et aux causes sociales actuelles de l'angoisse, l'art met en évidence l'intemporalité et l'indépendance des humeurs à l'égard de l'histoire et des coutumes; les circonstances lui apparaissant comme des prétextes. La comparaison entre les moyens d'expressions permet également de conclure à leur indépendance par rapport au contenu. Aussi est-on autorisé à poser la question: en quoi la nouveauté dépend-elle du temps? Elle y échappe en partie. Dès lors, pourquoi ne pas envisager l'invention comme une exploration des possibles, et le temps comme le délais nécessaire à cette exploration?

 

 

 

 

 

 

 

 


   
  Les enfants de Saturne, 1990 - 2007

Le XXe siècle n'est pas le premier à connaître les difficultés du dépassement. Les méditations de James Cahill devant le portrait de Yi-an par Lo P'ing (1733-1799), l'artiste avec lequel il clôture son ouvrage consacré à la peinture chinoise, sont éloquentes à cet égard. Lo P'ing appartient au groupe des Huit excentriques qui œuvraient à Hangzhou sous la protection de mécènes obligeants et dont le dilettantisme s'affichait dans une commune désillusion, un repli sur la sphère privée. D'un tempérament plus ardent que ses congénères, Lo P'ing entretenait encore quelques ambitions, une quête de l'intensité qui semblait devenue impossible. Il aspirait encore à peindre des fantômes et des esprits, nous confie Cahill, alors "qu'il y avait longtemps que les peintres ne pouvaient plus voir de fantômes". Son exigence est visible dans l'acuité du portrait de Yi-an, qui nous paraît plus fort que les paysages charmants et désolés mais un peu minces de ses aînés Houa Yen et Kin Nong. Le contraste de la mâchoire puissante accrochée au cou flasque, le regard malicieux des prunelles noires sous les paupières plissées, le gros nez fourré dans les fleurs de pruniers suffisent, à nos yeux, à composer un être intemporel. Mais Cahill replace le dessin dans l'histoire de la peinture dont il connaît les aléas, aussi tenons-nous à reproduire son analyse remarquable, non pas pour nous pencher sur les soucis des peintres chinois, dont la fidélité au passé nous paraît exagérée, mais parce qu'elle évoque une problématique universelle.

"Ses traits, au dessin sensible, attestent une mélancolie, une lassitude d'être intense à sembler caricaturale. Il n'y a pourtant ici ni caricature ni satire, mais au contraire le même enjouement subtil qui donnait un charme si particulier à la scène d'automne de Houa Yen. Une sorte d'ironie indirecte dont le but est de suggérer qu'on ne peut plus représenter, comme on le faisait autrefois, les émotions avec gravité, qu'on ne peut plus exiger du spectateur qu'il les prenne au pied de la lettre, aussi sincère que l'on soit en réalité. Le personnage n'en est pas moins touchant; il l'est peut-être encore plus par la vertu de cette ironie. (...) La valeur expressive de l'œuvre et de l'inscription qui l'accompagne tient à un dialogue sophistiqué entre le présent et le passé, entre un être extrêmement sensible et un héritage culturel peut-être trop lourd pour lui. (...) Cette œuvre résume toutes les vertus de cette histoire qui s'achève, mais aussi ces paradoxes et ces contradictions qui ont marqué jusqu'au plus profond d'elle-même la peinture chinoise : la gaucherie sublimée à en devenir une sorte d'habileté; l'individualisme qui se manifeste dans l'archaïsme; les sentiments immédiats que viennent exprimer des allusions obliques; les questions sérieuses qui revêtent le masque de la plaisanterie. Chaque étape supplémentaire de ce jeu des contraires, chaque étage nouveau de rappels, de références de style, éloigna un peu plus l'artiste d'une attaque directe du monde. (...) Et par la suite, une bonne partie de la peinture chinoise avait montré qu'à ne plus chercher directement dans la nature son contenu, un art ne meurt pas toujours, mais que lorsque ce mouvement de repli a été porté à ses extrêmes, lorsque les valeurs esthétiques simples se sont vues remplacées par d'autres, infiniment sophistiquées, il faut des peintres toujours plus sensibles, doués toujours plus de force créatrice et comme il ne devait plus s'en trouver après Lo P'ing, pour maintenir cet art à un niveau élevé."[1]

Ainsi, en Chine aussi, le problème de l'héritage semble revêtir un double, voire un triple aspect. Le déclin des thèmes puissants s'explique autant par l'usure du langage qui semble avoir été exploré de tous côtés, que par l'incrédulité ou par la lassitude. On peut invoquer la faillite de la crédulité lorsqu'il faut renoncer aux esprits et aux légendes. Mais lorsque la grandeur mystérieuse de la nature disparaît de la peinture ? La répugnance à rabâcher concerne-t-elle le thème ou le style ? Le découragement provient-il de la difficulté à renouveler, d'un désintérêt pour la nature, de la stupidité qu'il y aurait à imiter ?

La position de celui qui vient après est extrêmement frustrante. L'inutilité de répéter des émotions qu'il sait pourtant immuables a de quoi désespérer. Une force proteste en nous contre l'interdiction de récupérer des thèmes vitaux. Nous aimerions clamer notre révolte : le passé nous vole nos sentiments ! Il nous dépossède ! Divers signes nous prouvent que les passions sont intemporelles, que les humeurs évoluent peu. Les humeurs donnent souvent l'impression d'évoluer moins que les formes. La forme des passions semble davantage modifiée que les passions elles-mêmes, aussi croyons-nous, parce que les formes parmi lesquelles nous vivons sont très différentes de celles du passé, que nous avons énormément changé. Ce n'est vrai qu'en partie. D'une certaine façon, nous sommes tellement pétris par les formes que nous leur attachons encore plus d'importance qu'aux contenus.

Alors que nous ne regrettons pas la plupart des coutumes, certains fantômes nous tiennent à cœur. N'étaient-ils pas davantage destinés à incarner l'inexplicable qu'ils ne signifiaient la croyance en des êtres distincts ? Nous nous sentons obligés d'y renoncer car le mécanisme nous paraît par trop naïf. Combien de fois, depuis quelque siècles, l'homme ne s'est-il pas lamenté de la disparition des démons, et pourtant, il est comme forcé de conclure, de leur invraisemblance, que la nécessité a disparu. Sa nostalgie lui semble infantile, il lui oppose un refus catégorique. Or l'obstination à concrétiser les grands dilemmes et les énigmes persiste, elle cherche de nouveaux héros, d'autres aventures. À la fois pour remédier à l'usure, pour déjouer les critiques de la raison, et parce que l'humanité ne peut se contenter de ce qu'elle a reçu. Car c'est aussi afin de ménager son amour-propre que l'homme se trouve dans l'obligation de renouveler les thèmes. Tout est une question de proportion entre le nouveau et l'ancien. Un minimum de nouveauté est indispensable. Mais nous sommes en dépit de notre volonté liés au passé, ce serait nous appauvrir que de l’effacer. Le besoin de changement se combine au besoin de vérité pour dessiner des personnages dont il serait absurde de rejeter la filiation avec les anciens. Loin de nous humilier, elle nous enrichit. Les esprits revêtent des oripeaux frais, l'effroi s’ajuste à de nouvelles mises en scènes. Sur les remparts d’Elseneur, les plaintes du spectre exercent sur Hamlet des pressions qui ont une parenté avec les récriminations des Erinyes et les directives imposées à Oreste par Apollon et Athéna.

En Europe comme en Chine, le fait que les thèmes étaient associés à des figures et que celles-ci aient été maintes fois représentées, se conjugue avec ces deux autres phénomènes: l'aboutissement du langage et la fin de la foi. Ici aussi les processus se confondent et paraissent solidaires. Nous sommes tellement persuadés que le fond et la forme constituent une unité, que le déclin des figures qui autrefois exigeaient la foi ou la crédulité nous paraît expliquer la fin de l'art et la désuétude des thèmes. Tout s'écroule en même temps.

Depuis l'époque où les sacrifices, les épreuves s'imposaient à l'homme tels des archétypes, avec la grandeur et la simplicité de l'évidence, l'esprit a intégré des connaissances contradictoires qui ont développé en lui une capacité analytique hostile à la démarche artistique. Non seulement les mythes, les récits bibliques, la célébration des héros de l'histoire nous semblent périmés, mais les conventions et les allégories souffrent de vieillissement. La gaucherie des premières nous paraît inadaptée à la complexité du présent, le maniérisme des secondes ne répond plus à notre goût pour l'expression directe.

Animée d'une suspicion tatillonne, la conscience dévalorise les procédés naïfs qui étaient souvent le départ d'œuvres graves et fortes. C'est toute la pensée symbolique qui est remise en cause par la raison. Le processus de désaffection semble irréversible. Un doute pernicieux ronge les idées; c'est dans notre propre esprit que les suggestions positives sont accueillies avec cynisme, que les projets se heurtent au dénigrement. Notre intelligence, à l'affût des failles, sape l'élan de l'enthousiasme. En même temps que les thèmes, la volonté nous échappe, l'imagination est comme tranchée à la racine par l'autocensure, noyée par le sentiment de l'absurde qui s'étend comme un déluge, dévastant les valeurs et les convictions. Après la foi, l'art semble devenu anachronique, y renoncer paraît une décision sage. Non seulement il était le langage de la mythologie et l'expression de la croyance, mais il était le privilège du tyran, d'une élite. Son idéalisme pouvait être confondu avec de l'égoïsme, ses efforts s'arrangeaient de l'injustice, ses victoires étaient facilitées par une indifférence au sort de la majorité. Il paraît impossible de le dégager de telles compromissions, art, privilèges, égoïsme, illusions, mensonges semblent solidaires...

Or, loin d'être matée par ces contradictions, la volonté de créer demeure âpre et obsédante. De plus, notre civilisation ambitieuse entretient un culte pour la nouveauté, elle semble y reconnaître un pouvoir de légitimation. Dans un monde sans Dieu, inventer donne un but à l'aventure humaine, la recherche du nouveau peut remplacer la quête du sens de la vie, elle intrigue et capte l’attention : de quoi l'homme est-il capable, jusqu'où peut-il aller, que nous réserve-t-il, quelles surprises, quelles possibilités ? Précédant les artistes, les hommes de science, les techniciens explorent des contrées qui échappent à l'imagination commune, et Gombrich a certainement raison d'interpréter la frénésie des courants artistiques comme les symptômes d'une rivalité désespérée avec ces avancées. Inventer entretient l'illusion d'un but, l'élan de la recherche accorde un sentiment de renaissance. Le but serait atteint et le sens découvert, nous en serions certainement accablés, nous n'avons pas tant besoin de sens que de perspectives. Trouver du nouveau prête une éternelle jeunesse à l'individu comme à l'humanité.

D'un côté, nous sommes harcelés par l'idée que l'art doit refléter le progrès des mentalités, prouver que les capacités d'invention ne sont pas taries, d'un autre côté, la honte de demeurer indifférent au sort de la planète et l'impuissance de l'art dans ce domaine se conjuguent pour abandonner un combat d'arrière-garde. Par ailleurs encore, nous cherchons à tous prix la légitimité des sensations fortes auxquelles nous aspirons. A quoi correspondent-elles ? D'où provient leur impétuosité ? Des indices laissent entrevoir que les autres civilisations sont en proie à des exigences semblables. Partout dans le monde des voix réclament des nourritures spirituelles.

Comment actualiser la poursuite de l'idéal ? Comment lui découvrir des justifications modernes ? Est-il possible d'isoler l'art de ses allégeances, de le dépouiller de ses significations obsolètes jusqu'à reconnaître le noyau irréductible ? L'opération consiste à le délester des relations qu'il entretenait avec des valeurs périmées, afin de le reconnecter avec les valeurs actuelles, le réinsérer dans les réseaux nerveux en activité aujourd'hui. Trouver de nouvelles raisons de désirer le beau est une nécessité impérieuse. En même temps, nous savons que la raison n'"explique" rien. Elle constate un rapport de forces. En découvrant des arguments, elle peut même apporter un renfort aux aspirations irrationnelles : si elle les juge profitables, elle peut donner son accord à des émotions, des croyances ou des activités que nous voulons conserver parce que nous les supposons intemporelles. Se faisant, elle les intègre au système de pensée actuel. Sollicitée par le désir de récupérer l'art, la raison fonctionne comme un agent de liaison, d'un côté elle se soumet volontiers à ce désir dont elle reconnaît les bienfaits, de l'autre elle sait l'irréversibilité et l’intérêt de certains acquis.

La difficulté croissante à découvrir de l'inédit et la défaillance des convictions peuvent-elles être dissociées ? Peut-on séparer les deux processus ou, au moins, les aborder séparément ?

Dans certains cas certainement.

La nostalgie et l'ironie que Lo P'ing prête à Yi-an, nous pourrions la deviner chez le noble érudit sous un saule qui a été dessiné au XIe siècle par un artiste anonyme dans une pose extrêmement déliée, comme saoule. Si cet élégant n'était que ivre, pourquoi l'auteur l'aurait-il désigné comme un érudit : ne serait-il pas lui aussi déboussolé par la difficulté de croire; son air hagard ne désigne-t-il pas une inadaptation existentielle ? Le dessin appartient pourtant à l'époque Song, il est donc contemporain de ces grandes évocations de la nature qui paraîtront plus tard inaccessibles. Son regard en-dessous, ses ruminations font songer à la Mélancolie de Dürer, qui, elle aussi, appartient à une période culturelle en expansion, fertile, optimiste. Si nous ne possédions pas le commentaire écrit par Lo P'ing, ne pourrions-nous pas échanger les trois œuvres ? Le personnage de Dürer ne pourrait-il pas exprimer le désarroi actuel du créateur, la mélancolie n'est-elle pas semblable à travers le temps, mieux encore, ne se donne-t-elle pas des explications similaires ?

Regardons l'air désemparé du moine japonais Ikkyû dessiné au XVe siècle par Bokusai. Maurice Coyaud l'a comparé aux derniers autoportraits de Van Gogh.[2] Le parallèle est convaincant. Or, du fait que les tourments de Van Gogh nous sont connus, nous les relions immédiatement à son style et à son temps. Nous les datons, nous lui donnons un fondement sociologique. Ces trois êtres : Van Gogh, Bokusaï et Ikkyû ne sont pas si éloignés l'un de l'autre. Leurs conditions de vie diffèrent, le moine s'est retiré dans la solitude après avoir atteint de hautes fonctions dans le bouddhisme Zen, mais c'est un original, poète et calligraphe, irrespectueux des règles, pas scrupuleusement chaste, soignant peu sa mise, on lui connaît quelques tentatives de suicide... Nous devons à la personnalité de Bokusaï, un moine fidèle non pas un peintre professionnel, l'émotion tangible et la spontanéité attrayante du trait, car la statue officielle de Ikkyû, réalisée en 1481, excepté le regard lugubre, conserve l'impassibilité coutumière. Rendre cette teneur psychique indique une participation. Enfin, Van Gogh est le marginal que l'on sait, démuni, fervent, aux abois. Nous pouvons presque toujours lier la neurasthénie à la même sensibilité, à l'effroi devant l'égoïsme, à un désaccord entre l'individu et le monde; quelle que soit l'époque où l'on vit, il se trouvera toujours assez d'absurdité et de violence primaire pour la justifier. Les esprits et les fantômes ont disparu mais l'expression des humeurs varie peu, aussi, concernant le portrait, nous devrions balayer les appréhensions d'un revers de la main : les doutes ne sont que des échappatoires, le visage sera toujours intéressant, l'art du portrait toujours possible, ici, le problème de la nouveauté est principalement d'ordre formel, le monologue intérieur demeurant hors de portée.

La lecture des expressions est passionnante, toutefois le visage ne peut pas à lui seul combler l'étendue de nos aspirations. Comment suggérer les causes des émotions fortes ? Où sont les agents du terrible ? D'où surgissent les menaces ? Comment les figurer, les animer ?

Les visages de Munch sont eux aussi inédits. Dans Le cri et La vigne rouge, un personnage désespéré nous fait face à l'avant plan, l'un devant un paysage tourmenté de lignes où passent deux silhouettes indifférentes, l'autre devant le fond écarlate de la vigne. Faut-il attribuer la nouveauté au sens moderne que nous donnons à l’angoisse : la solitude, les frustrations, les échecs dus à la croissance de l'individualisme, la fin de Dieu, l’absurde ? D'une part, il existe dans la peinture du passé des expressions apeurées que le contexte culturel justifiait autrement, crainte des démons, des châtiments, des fléaux. D'autre part, il y a quantité de personnes à notre époque que la solitude et l'absurde ne désespèrent pas. N'est-ce donc pas encore une fois le tempérament qui tient le rôle majeur ? Nous hésitons dès lors à lier les tableaux de Munch à notre temps d'une façon aussi solide.

Ils peuvent également paraître nouveaux parce que l'espace béant semble désigner l'absence de causes, de même que la vigne rouge n'explique en rien la nausée de l'être hagard. Nous arrivons à une ère où les humeurs dévoilent leur origine biologique. Pour partie, elles n'ont pas de causes, ni extérieures ni symboliques, elles sont des capacités déclenchées par des prétextes, des capacités qui caractérisent beaucoup plus le psychisme de l'individu que le monde. Mais nous devons remarquer alors que la sculpture, parce qu'elle est isolée de tout contexte, peut atteindre de tels effets. L'homme horrifié du Gandhara sculpté au IVe siècle peut également être interprété comme une angoisse sans explication. Sans doute, l'absence de cause est plus explicite chez Munch : on voit qu'il n'y a rien d'inquiétant. Est-ce cette nouveauté-là qui nous satisfait ?

Ou bien les traits sinueux, la confrontation à l'avant plan avec le spectateur, les couleurs vives satisfont un besoin de renouvellement qui s'avère principalement d'ordre formel ? L'angoisse est à peu près pareille partout et depuis toujours, il suffit de l'exprimer autrement. En outre le besoin de déjouer l'habitude est tellement accru depuis que nous vivons en grande partie dans les représentations, que l'on serait porté à croire que le besoin de formes restera éternellement inassouvi parce qu'il doit être sans cesse renouvelé, non l'inverse! Toutes ces différences jouent un rôle et renouvellent la sensation. L'inédit n'est pas tant lié à l'histoire qu'à une exploration du langage dans différentes directions, l'important est de trouver quelque chose de juste, de senti, de significatif. L'écriture de Van Gogh n'est pas plus moderne que celle de Bokusai. La nouveauté dépend des ressources disponibles dans un contexte culturel. L'histoire peut favoriser, orienter, limiter ou dissuader l'apparition de moyens expressifs, mais la direction n'est pas le fait des potentialités qui sont comme disponibles à toutes influences qu'elles jugeront valables ou non en fonction des habitudes mentales et de toutes les composantes de la personnalité. Davantage nous sommes confrontés à une grande variété de formes, davantage nous sommes stimulés dans différentes directions.

Par ailleurs, la carence du symbolisme continue d'esquiver nos interrogations : comment lier les émotions fortes à une situation, à des personnes ? Que deviennent les épreuves des héros d’autrefois ? Ce type de demande persiste, nous serions presque enclins à affirmer qu'un besoin de figures est irréductible en l'homme.

Il y a donc une quantité de désirs différents à combler. Ils ne doivent pas nécessairement être résolus ensembles ni en même temps. Le besoin de sens, le besoin d'épancher des humeurs, le besoin de déjouer l'habitude, l'impatience à compenser la dette envers l'héritage qui nous a été légué, l'exigence de la qualité, l'envie de désigner des causes, de justifier des tourments, de contempler des êtres humains : autant de composantes dispersées dont il n'est pas inutile de constater l'indépendance avant de chercher des solutions qui permettraient de les rassembler dans une totalité cohérente. Le problème de Lo P'ing demeure vif. Autant que la recherche d'ordre strictement formel, la fuite des fantômes est une question qui reste lancinante, l'une des plus ardue qui se pose à l'art aujourd'hui: comment remplacer les figures mythiques?

[1] James Cahill, La peinture chinoise, p. 192. Skira. Remarquons l'utilité des notes calligraphiées; le procédé pourrait s'avérer précieux dans une civilisation athée et individualiste, les œuvres n'étant plus tributaires ni d'un credo ni d'un ensemble de fables.

[2] M. Coyaud, L'Empire du regard. Mille ans de peinture japonaise, p. 99. Phébus.

 9   Synthèse, style, sélection

II.   Thèmes et figures
11   Fantaisie, merveilleux