Table des matières

Plan du site

16   Déclin ou trahison des figures

18   Le monstrueux, le mal,
Saint Georges et le dragon

 

II. Thèmes et figures

17   Violence, domination, guerre

 

Comment résoudre le scandale que représente l'affinité de l'art avec l'expression de la supériorité, de la violence et de la domination ? L'exaltation des batailles, la vanité à étaler les colonnes de prisonniers enchaînés, le fait que l'art se fasse l'instrument de la propagande royale ou princière : comment se défaire de connivences entretenues depuis des millénaires ? Ces compromissions seront tempérées si l’on songe que le passé offre un spectacle continu de violences et d'injustices. Il est plus légitime de rapporter l'art aux périodes de sagesse et de construction qu'aux époques belliqueuses. La cruauté de la civilisation assyrienne ne contribue en aucune façon à la qualité de ses bas-reliefs. La Renaissance n'a d’ailleurs pas autant vanté la guerre que l'Antiquité, elle brille grâce à son architecture, à sa peinture, non à cause de ses guerriers. Mais que penser des abus et de la démagogie ? Les Médicis se sont fait représenter par Gozzoli en rois mages entraînant un somptueux cortège. La Vierge est peinte par Fouquet sous les traits de Jeanne Sorel, maîtresse du roi, "parée de bijoux". Ces exemples jettent-ils un discrédit sur l'émotion esthétique ?

La plupart du temps l'abus s'estompera parce que l'art n'échappe pas à une règle inflexible : le résultat l'emporte sur l'intention. Si nous ignorons qui est ce Ludovic le More à genoux devant la vierge, nous ne devinerons pas la veulerie du personnage. Avertis, nous jugerons le tableau hypocrite et le toupet du commanditaire scandaleux. Reconnaissons qu'il ne fait pas l'apologie de la barbarie. La Vierge est effacée au profit de la courtisane dans le portrait réalisé par Fouquet. Nous ne pensons guère aux rois Mages devant les fresques de Gozzoli, nous admirons une cavalcade de princes. Le portrait de Charles Quint par Titien ne nous impressionne pas plus que le Portrait d'un jeune Anglais, au contraire. Les Ambassadeurs d'Holbein ne l'emportent pas sur le Portrait d'un inconnu. Les princes de la Renaissance ont pu insuffler un dynamisme, Sigismond Malatesta n'est en rien responsable de l'épure dessinée par Piero disposant, en face de Saint- Sigismond, les profils du condottiere et de ses lévriers. La Bataille de San Romano devait satisfaire la fierté des guerriers, mais le style d'Uccello domine tellement les instincts que sa bataille ressemble à un tournois. Notre enthousiasme ne peut guère être suspecté d'un penchant pour la violence, nous sommes transportés par les couleurs, les rondeurs des croupes et des panses dans un clair-obscur totalement inventé, nous participons au déploiement de l'énergie vitale. L’on serait tenté d’admettre que le beau a un pouvoir exorciste, il chasse l’horreur. Sur les bas-reliefs, nous n’éprouvons pas la cruauté des massacres d’Assurbanipal. Nous en admirons l’interprétation géométrique, nous apprécions la douceur du modelé, la vigueur des traits, les profils décalés des fantassins, leurs boucliers circulaires, leurs javelots parallèles, nous ignorons leurs méfaits.

La stylisation n'est-elle que tromperie ?

Sur l'ambition effrénée des chefs, sur l'humiliation du servage, sur les pillages de la soldatesque, l'avis de la population importait peu. Un corollaire a été établi entre cette injustice et les lacunes de l’art. En effet, lorsque nous sommes invités à compatir au malheur des victimes, celles-ci ne nous livrent ni leur ressentiment ni leurs réflexions. L’art pêche par omission. La pensée dominante depuis un siècle tend à interpréter ces lacunes comme des mensonges. Elle espère les corriger en confiant à l’art la tâche de rendre compte de l'entièreté du réel. Une entreprise aussi hardie ne peut que remporter les suffrages.

Une autre façon de considérer les limites de l’art serait de reconnaître que l'omission n’est pas entièrement due à la volonté de dissimuler. Elle est également justifiée par les caractéristiques du langage. Ces caractéristiques ont d’ailleurs mené dans le passé à des conclusions erronées dans le sens opposé. La sérénité éprouvée devant le beau a en effet porté des philosophes à croire qu'il est lié à la vertu. Ce jugement trop optimiste risque de mener à une méprise dangereuse. Le pouvoir exorciste du beau ne peut pas être confondu avec la vertu.


ill.139  Le massacre des Innocents. Pologne, XVe  siècle (?)

Peut-on embellir le mal?

La transformation esthétique n’est pas intrinsèquement liée à l’éthique. Au contraire, sa capacité à s'emparer de tous les sujets est flagrante. Le pouvoir de l'association est redoutable. Si l'on extrait de son contexte le soldat qui trucide le bébé à l'avant plan de la peinture polonaise, Le massacre des Innocents, on obtient un portrait d'assassin fulgurant. La silhouette agile, le chapeau avantageux, l'œil pétillant à la perspective du massacre séduisent. La liberté de cette gesticulation fascine, induit une émotion de toute puissance irréelle. Les mécanismes d’identification se mettent en branle tout naturellement. L’approbation de ce criminel suivrait aussitôt si la conscience morale du spectateur ne rectifiait l'attirance. Mais pouvons-nous avec certitude nous fier à ce scénario ? L'emprise du beau pose une question délicate. Non seulement on est obligé de constater que tout le monde n'est pas désarmé, mais en outre, ce serait trop vite conclure que le sens des œuvres est le même pour tout un chacun. Dans la fierté d'un guerrier, les brutes et les rusés voient confirmés leurs appétits de domination, les doux se désolent de l'existence du mal. Il n'est pas exclu que le beau puisse faire l'apologie de la barbarie... Aussi, mieux vaut penser que l'art n'est pas lié à la vertu par magie. Ce lien doit être décidé. Il est préférable de sélectionner les contenus en fonction de son pouvoir. La forme doit englober le concept de valeur. Elle doit l’intégrer dans l’œuvre de quelque façon. C’est aussi la raison pour laquelle la question de l’exclusion de certains sujets hors du domaine de l’art reste pertinente.

Or, notre époque n’entend pas se limiter, et puisque le traitement esthétique de la guerre, même la guerre défensive et héroïque, n'est plus de mise, elle propose de traiter ces sujets autrement.

L'opinion qui prévaut aujourd'hui admet que les corps glacés de Guernica ou la désolation de L'Europe après la pluie en rendent mieux l'horreur. Guernica est une œuvre de la démocratie, la protestation de l'individu contre le sang versé au bénéfice des puissants. La Ville détruite de Zadkine impose une blessure béante avec la brutalité des robots coulée dans les moules de l'industrie. Inhumaines dans leur détresse, les découpes rudes du géant métallique, comme prisonnier dans son armure, nous glacent et nous désespèrent. Le monde lunaire et minéral de Max Ernst nous fige dans l'effroi. La peinture grise et terne de Guernica empêche l'adhésion à ces corps morcelés. La compassion est exclue de ces grandes œuvres qui nous semblent des cas limites. Elles ne font appel ni à la pitié, ni à la consolation, elles nous mortifient.
 

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