II. Thèmes et figures

18     Le monstrueux, le mal, Saint Georges et le dragon 

       

17   Violence, domination, guerre

Table des matières

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19   La mort, le châtiment

 

 

 

 


ill.140  Carpaccio, Saint Georges et le dragon,
vers 1507

L'apparence reptilienne de l'effrayant est universelle.
Les chrétiens lui ont réservé le rôle de symboliser le mal et le péché.

 

 


ill.142  Dragon. Han, IIe siècle


ill.141  Lutte de démons. Wei du Nord, 517-534 Grottes du Shikusi, Gongxian

L'abstraction et la stylisation ne terrorisent pas
et ne provoquent pas le dégoût.

 

 


ill.143  Dürer, Saint Georges. Détail. Vers 1500

Le réalisme sans illusion de Dürer atteind les limites du déplaisant. La peinture est néanmoins accomplie.

 


ill.144  L'archange Michel.
Eglise de Saint Démétrios

La naïveté et l'illusion évoquent l'idée
et encouragent l'esprit.

 

On ne peut plus embellir la guerre, Peut-on encore embellir le mal ?

Il est frappant de constater que la manie du monstrueux est répandue dans l'art contemporain, tandis qu'à coup sûr proposer une lutte contre le dragon déclencherait des ricanements. L'art moderne fait un grand usage du morbide, soit pour exprimer l'angoisse et l'aliénation, soit pour représenter la misère des victimes, soit encore pour accuser les puissants. Malheureusement, sans doute le résultat n'était-il pas prévu, ces figures sensées nous avertir concourent à nous donner une vision débilitante du monde.

Dans l'art chrétien, le mal était le sujet du tableau, il n'était jamais étalé sans contrepartie. Le Moyen Âge le présentait comme un monstre et le péché sous l'apparence du difforme. L'homme déchu par le vice est courbé par une chaîne, la tête ramenée entre les pieds. Ces exemples sont loin d'envahir le champ culturel. Hors les illustrations de l'Apocalypse, les combats de Saint-Michel et de Saint-Georges, les monstres occupent rarement la première place et restent de dimension modeste, ils sont confinés dans les enluminures, les entrelacs, relégués parmi les gargouilles sur les corniches. Schongauer imagine les tentations de Saint- Antoine comme des bêtes trop répugnantes pour nous émouvoir, leur qualité médiocre les situe bien en dessous des êtres énigmatiques qui s'approchent par petits groupes dans le tableau de Jérôme Bosch. Leur vulgarité laisse davantage percer le contenu brut, tandis que les inventions de Bosch satisfont l'intelligence et éclipsent toute salacité.

Il est intéressant de savoir qu'en Extrême-Orient des réticences se sont exprimées contre l'obsession des dragons. Gombrich cite la déclaration d'un peintre chinois selon qui "dessiner des monstres et des esprits est plus facile que dessiner un chien ou un cheval, parce que personne n'en a jamais vu"[1]. Même perspicacité chez Murasaki-shikibu, dont nous avons déjà relevé la délicatesse. Cette fois c'est dans la fresque Le dit de Gengi qu'elle expose son opinion: "Et pourtant, le mont Hôraï que nul n'a jamais vu, les poissons menaçants des rudes océans, les animaux féroces du pays de Kara, les visages des démons qui se dérobent à la vue, toutes ces images inventées et violemment enluminées, qu'ils peignent en suivant leur inspiration et qui frappent les yeux, ne ressemblent certes à aucune réalité, mais là s'arrête sans aucun doute leur savoir-faire; s'il s'agit par contre de représenter sans emphase de vulgaires montagnes, des cours d'eau, des habitations familières à l'œil, et d'en faire une composition qui paraisse vraie, aux lignes séduisantes et douces, un maître peindra avec vigueur des plans éloignés de montagnes point abruptes, d'arbres touffus, avec au premier plan, l'intérieur d'un enclos, disposé selon les règles qui président à son harmonie propre, et c'est cela précisément qu'un médiocre ne saurait atteindre."[2]

Le reproche ici exprimé vise la facilité. On sent bien en effet que le monstrueux, comme le morbide, est quelque chose de sommaire. Les grimaces peuvent se contenter d'être schématiques; l'exagéré est plus pauvre que le nuancé; l'invention, lorsqu'elle profite d'un tel prétexte pour se détourner du vraisemblable, est rarement sensible. C'est lorsque l'animal fantastique a exigé toutes les ressources consacrées à la représentation des animaux réels qu'il devient fascinant. Ainsi a procédé Bosch avec tant de raffinement : en combinant des parties d'animaux différents et en respectant leur forme : leur peau, leur bec, leurs palmes, leurs moustaches, leurs articulations.

Raffinement et contrepartie disparaissent dans l'univers peuplé de zombies qui est devenu la référence actuelle. Le mal et les effets du mal doivent-ils être représentés ? Autant le rappel des horreurs perpétrées par l'homme est indispensable, autant la barbarie doit être étudiée par les historiens, les psychologues, les juristes, autant l'étalage de cette même barbarie devient suspect quand il s'agit de fiction ou de représentation.

L'attrait de la sublimation traditionnelle commande d’évaluer les mécanismes en jeu avec une attention accrue. Lorsque nous comparons les effets de la veulerie avec le sentiment ressenti devant les Triomphes de la mort, les combats de Saint-Georges ou les Jugements derniers, nous réalisons que le cynisme est aussi éloigné que possible des fonctions d'intégration requises par l'émotion artistique. Dans ces tableaux, les démons et les monstres sont rendus attirants afin que le spectateur puisse assimiler. La mort, les tourments sont harmonisés dans le but d'édifier. La peinture chrétienne présentait les martyrs debout, sereins, désignant du doigt leurs blessures, elle ne recherchait pas le dégoût et évitait les affects crus. Pour une scène de torture atroce, tel Le martyre de Saint-Barthélemy de Stefan Lochner, combien d'innocents ne sont pas représentés portant tranquillement les emblèmes de leur martyre, combien de Saint-Sébastien détendus, le corps transpercé de flèches.

Que reproche-t-on à cette façon d'exposer les idéaux ? Que ce volontarisme fût seulement spirituel ? Les compromissions de l'Eglise avec le pouvoir ? Le Vatican a tenu tête aux princes en versant le sang, des Papes ont accumulé des richesses en exploitant craintes et superstitions, nous en concluons que l'Eglise a choisi son camp. On eût apprécié qu'elle défendît ses valeurs exactement comme le Christ en avait montré l'exemple. Mais aurait-elle résisté aux forces rivales et ennemies si elle n'avait produit que des mystiques, des saints et des martyrs ? Si elle s'était contentée de montrer l'exemple de l'abnégation, une foule d'opportunistes ne l'aurait-elle pas évincée immédiatement et dépossédée de ses moyens de persuasion ?

Sans nul doute, cet art était secondé par une conviction puissante, et celle-ci ne peut pas être dissociée des dogmes et des interdits dont quelques-uns sont aujourd'hui périmés. On lui en veut d'avoir infligé la culpabilité. Mais ne voit-on pas que l'homme en situation d'impunité peut être odieux ? La culpabilité n'est-elle pas la source de la plupart des valeurs respectées aujourd'hui. Elle est la représentation du droit des autres dans la conscience individuelle, elle indique la limite au-delà de laquelle le droit des autres n'est plus respecté.

Ce n'est pas parce que l'art est représentation, qu'il admet n'importe quoi. Il peut être sévère, non pas brutal et répugnant. Ce n'est pas parce que l'émotion artistique est un plaisir égoïste, comme la plupart des émotions, qu'elle n'est pas sans prévenance. L'imaginaire s'y soumet à une discipline, observe une hiérarchie de valeurs, le style en est l'expression visible. Dans un film, dans la littérature, ce peuvent être le ton, l'obstination qui s'opposent à la haine, l'aveu de la faiblesse qui ridiculise le mépris, le repentir qui désarçonne, bref, une force contraire, une résistance aussi infime soit-elle. Dans l'art, seule une confrontation embellie - et l'apparence du mal profitera de cette sublimation, le dragon de Pisanello déploiera les ailes resplendissantes du papillon - est susceptible de galvaniser les énergies positives. Le Saint-Georges patibulaire que Dürer a présenté debout, âgé et lourd, tenant d'une poigne musclée un reptile bizarre et ramolli, obéit à une volonté de désenchantement; la solidité lugubre du soldat nous déconcerte, toutefois, la peinture est admirable. Le mal dans l'art est terrible, il n'est jamais horrible.

Le combat de Saint-Georges contre le dragon n'est plus un thème à la mode. Ce ne sont pas les arguments qui manquent pour le discréditer : le manichéisme est une conception périmée; nombre d'actes ont une face négative, ils sont bons pour les uns, nocifs pour d'autres; le mal dissimulé n'est jamais puni; les abus perpétrés par les puissants sont protégés par le pouvoir. La forme personnalisée de la lutte paraît, elle aussi, obsolète : dans une démocratie, le mal sera tenu en respect par les lois et les institutions. Tout le monde s'accorde sur l'idée générale du mal, les avis divergent dès que l'on désigne les faits. Des scrupules d'ordre psychologique ou philosophique viennent à leur tour contaminer le thème : la dette du héros envers le mal est gênante; le monde est-il supportable sans le mal ? Ne serait-il pas ennuyeux ? Ces songeries parasitent le choix d'images positives et perturbent la volonté créatrice. Il est plus difficile D'autres raisons sont plus difficile à admettre : certaines œuvres sont insurpassables, le tableau de Carpaccio par exemple, pourquoi tenter de le rééditer avec toutes les chances d'échouer. Il est évident que pour aborder ce sujet il faut apporter quelque chose d'inédit.

D'autre part, pour figurer le mal, un organisme vivant est irremplaçable. Ce n'est pas un hasard si l'on en revient toujours aux reptiles, aux monstres préhistoriques. L'anatomie et la physiologie du cerveau pourraient nous en indiquer les raisons. Voici ce que nous révèle Jean-Didier Vincent : " Le striatum commande les réponses liées à la survie de l'espèce. Ce cerveau reptilien serait donc le conservatoire des actes et des passions ancestrales - archétypes de l'espèce. Il ferait qu'un petit d'homme qui touche sans crainte une prise de courant banale et porteuse de mort, s'enfuira épouvanté devant un serpent incongru et inoffensif qu'il rencontre pour la première fois."[3] Cette observation ne légitime-t-elle pas le combat de Saint-Georges contre le dragon, l'intemporalité de ce thème et l'universalité de l'apparence reptilienne ? Nous verrons que d'une façon beaucoup plus nette qu'ailleurs, la chrétienté a désigné le mal par l'effrayant.

Différentes raisons incitent à recourir au symbolisme. Les légendes sont inévitablement symboliques, ne serait-ce que parce que le souvenir des faits réels est confus. Judith a-t-elle décapité Holopherne ? Saint- Georges a- t- il rencontré quelque lion ? On peut affirmer avec certitude que les peintres de la Renaissance, qui, tel Carpaccio, lui ont donné sa forme accomplie, considéraient l'affrontement d'une façon allégorique. Les psychomachies avaient été mises à la mode au IVe siècle par Prudence, poète espagnol qui, s'inspirant du combat dans l'arène entre les vices et les vierges, imaginé par Tertullien deux siècles plus tôt, le modernisa sous la forme du tournoi chevaleresque.

Malheureusement, ou heureusement car c'est précisément ce flou qui accorde au thème la pérennité, les tableaux ne nous indiquent pas à quoi se réfèrent les symboles. Il faudrait se plonger dans les traités de théologie pour obtenir quelques lumières sur le libre-arbitre, la responsabilité, le déterminisme, l'impuissance ou l'indifférence de Dieu à l'égard du mal. D'une façon générale, les chrétiens croient en la source divine du jugement moral. Quel que soit le nom qu'on leur donne, les instances psychiques sont considérées comme, sinon contrôlées à tout moment par le Créateur, du moins établies par Lui au départ. Les descriptions révèlent également la variabilité individuelle de la sévérité. Pour Luther, partisan de la prédestination, les forces du bien et du mal, qu'il identifie à des cavaliers dans son traité Du serf arbitre, sont constamment dirigées par Dieu. L'homme assiste à leur affrontement en spectateur passif : "La volonté humaine en tout ceci n'est pas libre de choisir un maître : les deux cavaliers combattent et se disputent à qui s'en emparera." Cette complaisance envers le fatalisme est bien l'apanage des heureux qui se jugent élus ! Selon R. Sibbes « Dieu a érigé un tribunal en chaque homme. Il a instauré en nous la conscience comme registre, témoin et juge. Dans l'âme humaine se trouvent toutes les procédures de la justice. » Témoin des accusations impitoyables du mélancolique, R. Burton compare la conscience à "un appariteur pour nous citer à comparaître, (...) un sergent pour nous emmener, un procureur pour plaider contre nous, un geôlier pour nous tourmenter, un juge pour nous condamner."[4]

Des forces, des exigences, une lutte de tous les instants : le symbolisme pourra restituer la vigueur des tendances psychiques, il ne précisera pas leur nature ni leur origine, il ne désignera ni les entraves, ni les leurres, ni l'argumentaire. Cette tâche revient à la science, à la psychologie, à la pensée conceptuelle. L'image peut émouvoir et transposer. Ceci est notamment rendu possible parce que la lutte contre le mal engendre une émotion, de même que la culpabilité est, elle aussi, une sensation. Nous nous apercevons alors qu'en mariant les idées aux formes, l'art procure un plaisir supplémentaire qui n'appartient pas à l'idée et qui lui est en quelque sorte donné. Les sensations plastiques renforcent le désir de lutter, elles le célèbrent. Au combat de Saint-Georges on pourra à son gré attribuer diverses significations. Si l'on ne veut pas considérer que l'humanité présente le contraste stupéfiant entre les cœurs avides d'héroïsme et les rapaces sans scrupules, le thème peut encore figurer des conflits psychiques, la réfutation de théories scientifiques perverses, de philosophies éhontées.

Car la question épineuse est aussi la suivante : comment concevoir une œuvre complète, une synthèse positive ? Aucun problème actuel ne nous apparaît à la fois simple et grand. Une des difficultés de la mise en forme, ce n'est pas l'absence d'exploit héroïque mais la dispersion de la lutte dans une multiplicité d'acharnements, de travaux obscurs, d’avancées infimes entrecoupées de régressions. Prenons un exemple incontestable : le combat de Churchill contre le nazisme entre 1933 et 1945. Comment peindre la vigilance, les discours à la chambre des Communes, le réseau clandestin d'informations, l’intérêt pour les radars et l'atome, les compétences déployées comme chef de gouvernement et ministre de la défense, le sens de la diplomatie? Une fresque rivalisera péniblement avec une biographie documentée. Son infériorité sur le plan de la connaissance ne la disqualifie pas pour autant. N’est-ce pas la sensibilité aux formes et le goût de la transposition qui sont décisifs en la matière ? Concentrer les événements dans une scène, emprunter un visage captivant, organiser les tensions et les gestes dans des rapports plastiques, deviennent alors le privilège du symbole qui n'évoquera il est vrai que l'idée de la lutte.

[1] E. H. Gombrich, L'art et l'illusion. Gallimard.

[2] Murasaki-shikibu, Le dit du Genji, traduction de R. Sieffert, p. 78. Publications Orientalistes de France.

[3] J.-D. Vincent, Biologie des passions, p 148. Editions Odile Jacob.

[4] J. Delumeau, Le péché et la peur, pp. 602, 618 et 619. Fayard. R. Sibbes, Gods Inquisition in two sermons, 1619 (note 236). R. Burton (1577-1640) est essayiste, pasteur, humaniste, auteur de L'Anatomie de la mélancolie.

17   Violence, domination, guerre

19   La mort, le châtiment