Table des matières

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23   Le tragique        

25   L'émotion esthétique

 

III. Fonctions et mécanismes

24  Différence entre jouissance et création

Besoin de célébrer, tyrannie de l'inquiétude

 

L'art de l'Egypte et de l'Inde, tout autant que l'art grec et l'art chrétien, exercent un tel ascendant sur notre esprit malgré la distance qui nous sépare de ces civilisations et l'emprise de la rationalité sur nos modes de réflexion que nous devons nous interroger sur les différences qui distinguent la jouissance esthétique de la création.

L'œuvre achevée impose sa loi. Réussie, elle convainc le spectateur. Il n'est pas obligatoire de craindre les dieux pour admirer le Combat de la déesse Durga contre le démon buffle Mahisha à Mahabalipuram ou pour se sentir terrassé par la Chauve-souris anthropomorphisée des Zapotèques. Il n'est pas nécessaire de croire à la divinité de Jésus ni à l'immortalité de l'âme pour apprécier la Déposition de croix de Rogier van der Weyden et le Jugement dernier de Francesco Traini. La forme artistique porte son univers, sa cohérence contient une justification. Qu'elle évoque la souffrance et le mal, le magique ou le merveilleux, la forme est positivité. C'est un principe actif, elle agit. Légitimée par la vérité des expressions et des gestes, son emprise dynamique évince la vigilance critique de la raison, elle résiste aux moqueries et fait honte de leur trivialité aux sceptiques. Elle existe en toute indépendance et se passe de renfort extérieur. Elle est.

En revanche, pour créer, croire au contenu et à la fonction de l'oeuvre est une nécessité. Il fallait se concilier les dieux en imaginant des sacrifices, prévenir leur courroux par des cérémonies, honorer leur puissance en édifiant des temples. L'art était le prolongement de l'hommage rendu aux dieux. Partout, nous voyons le respect et la vénération inlassablement répétés : sur les parois du temple excavé de Gongxian, une scène représente l'inauguration du temple et l'hommage de l'Empereur au Bouddha; le revêtement en marbre blanc du stupa d'Amaravati qui abrite des reliques du Bouddha, illustre l'édification du stupa et le transport des reliques; à Konarak, la construction du temple est elle aussi sculptée en relief sur ses propres parois. On trouvera toujours, sous une corniche ou dans une alcôve, un ascète prosterné devant le sanctuaire en miniature.

Ces célébrations gigognes sont aussi anciennes qu'elles sont universelles. Une fresque du palais de Mari, située à proximité du lieu sacrificiel, montre un officiant qui mène au sacrifice un taureau orné de bijoux. Aux temps d'Assur et de Cnossos, sur les murs qui bordent le chemin des processions, peintes à fresque ou modelées en terre et émaillées, des théories d'officiants portent des offrandes, les musiciens, précédant les danseurs, soufflent dans les flûtes de roseau. Chez les Hittites, les vases cultuels d'Inandik s'ornent de scènes sacrificielles; jusqu'aux figurines de fondations de Tello qui représentent un Dieu agenouillé enfonçant un piquet, ou le roi d'Ur, Urnammu portant une pierre sur la tête...

Le culte n'est pas suffisant, il faut encore le représenter. Les dieux ne seront jamais satisfaits, le prince doit offrir toujours davantage. Sous l'empire de l'imagination, aucune certitude n'est jamais acquise, l'inquiétude n'accorde pas de répit. Fresques et reliefs témoignent de l'activisme cérébral qui nous enjoint de répéter l'hommage rendu aux dieux, de consolider les rituels par des variantes jusqu'à épuisement.

Les chrétiens eux aussi espéraient plaire à Dieu, témoigner de leur fidélité, manifester leur soumission, et nous voyons, sur les retables, les donateurs tenant religieusement une cathédrale dans les mains. Acquérir des mérites, promettre un sanctuaire en reconnaissance d'une victoire, offrir un présent digne de Sa grandeur, illustrer Sa parole, obéir à Sa loi, honorer les martyrs, mais aussi avertir des dangers de l'impiété, désigner les manigances du diable, prévoir le harcèlement des tentations, punir l'orgueil et les déviances : autant de scènes qui témoignent de la tyrannie de l'inquiétude, autant de manœuvres assignées à ce que l'on peut appeler une expression salutaire.

Comparée à cette nécessité, la conception de l'art pour l'art manque de consistance. L'indépendance par rapport à la religion et au pouvoir autorisant soudain toutes les libertés, nous misons sur l'autosuffisance du langage, séduits par une expression ludique, grisés par l'étendue du possible. Or, force est de constater que la gratuité s'avère trop légère pour stimuler les idées. L'émancipation absolue conduit la pensée vers l'informe; le rejet des contraintes, lorsqu'il est général, mène à la stérilité. Nous croyons donner une garantie à la sincérité dans une expression qui se dénonce, qui, au lieu de les dissimuler, souligne les artifices et les intentions. Admettre que l'art est un jeu destiné à satisfaire son auteur prouve une certaine lucidité mais ce gain ne constitue pas une motivation suffisante, elle ne libère que des motifs anodins, elle n'encourage ni l'approfondissement ni la persévérance.

Une détermination singulière est indispensable à l'incarnation de l'idée. Le spectateur, parce qu'il subit l'empire d'une œuvre réussie, la ressent comme autonome. L'artiste qui ambitionne de conquérir une telle autonomie, la suppose gratuite. En réalité, la force des œuvres provient d'une conviction profonde - jadis partagée par la communauté (ou imposée à elle)-, non de pulsions fortuites et interchangeables. Loin d'être contingente, elle obéit à une obligation. Son invulnérabilité est le résultat d'un travail, son indifférence aux vicissitudes est obtenue de haute lutte. L'aspect ludique et l'apparente souveraineté de l'art sont les récompenses de la maîtrise, non ses causes, c'est l'aura qui correspond à la cohérence et à l'harmonie.

Toute récompense peut être envisagée comme un but; mais c'est abusivement retourner la chaîne des causes et des effets que d'assigner à l'espoir la certitude. Le gain ne représente jamais l'intégralité des motivations. Ce serait omettre une part essentielle de la création que de négliger la volonté sacrificielle. On la retrouve dans le plaisir comme dans la dévotion: de même le fidèle sacrifie aux dieux, de même l'amateur d'art apprécie de découvrir les œuvres au prix d'un effort, de même l'artiste aspire à se dépenser dans la recherche et le perfectionnement.

Autrefois, le sujet était suggéré par l'imaginaire collectif, la pulsion créatrice était stimulée par le prince ou le prêtre. Dans la chrétienté, elle était secondée par la mission pédagogique. Le souci d'établir la foi dans un langage gratifiant l'encourageait puissamment. Dans ce contexte, un prétexte semble suffisant pour amorcer le processus, qu'il s'agisse de consacrer un lieu, d'édifier une cathédrale à la mémoire d'un saint ou de narrer la vie d'un martyr.

Commémorer une victoire, décorer un édit, valoriser une famille : les motivations profanes obéissent à des idéaux similaires. Sollicités par l'ambition du mécène, lorsque les artistes décorent les palais, ils satisfont une volonté de prestance, ils honorent. Ils travaillent certes à leur renommée, mais ce but implique un service. Célèbrent-ils Dieu, l'homme, la beauté ? L'objet de la célébration est confus, mais la fonction nous paraît claire.

Depuis que les mythes ne requièrent plus ni l'enthousiasme ni le respect, depuis la disparition de la foi, aucun sujet ne l'emporte avec une force équivalente à l'évidence du passé. Que représenter ? Sur quelle base choisir ? Livré à lui-même, l'artiste se trouve dans une situation de faiblesse alarmante, il doit non seulement inventer mais décider, justifier, convaincre.

A ces époques où l'art était à son sommet, l'artiste ne choisissait pas les thèmes, ils lui étaient imposés; il ajoutait sa version à l'édifice commun et lorsque sa crédulité était défaillante, il ne contestait pas le stratagème. D'une certaine façon, le sujet, pour lui, n'était déjà qu'un prétexte, mais ce prétexte était nécessaire et réclamait son dû. Au moins était-il délivré des affres de l'hésitation. Par la suite, cette collaboration, considérée comme une soumission par l'individualisme, est devenue de moins en moins admissible. L'artiste, qui a réclamé la responsabilité du sujet comme partie intégrante de l'expression personnelle, se voit égaré par une liberté qui disperse ses intérêts et paralyse sa volonté. En outre, comme pour ajouter à son désarroi une cause supplémentaire, la contribution du sujet sera remise en question, sa nécessité sera niée.

Confronté au néant, le créateur doit croire au sujet tout autant qu'à la mission du beau pour y consacrer temps et énergie. Le thème est une nécessité peut-on dire intellectuelle, fonctionnelle. L'aspiration vague à l'éternité doit être circonscrite dans une question qui polarise la réflexion et concentre la détermination. Ici encore, le mirage de l'œuvre réussie aveugle. Le contemplateur ne prête guère attention au contenu ? C'est que l'opération artistique l'a transformé en prétexte. Lorsqu'il admire le haut relief de Mahäbalipuram, il ignore en général les attributs de la déesse Durga et les péripéties de sa légende, il est surtout sensible aux tensions affrontées, au mouvement de recul du démon-buffle apeuré et mal à l'aise, aux zigzags des membres enchevêtrés. Le traitement plastique a gagné la prépondérance par rapport au sujet, il tient une plus grande place que la connaissance. Cependant, on ne peut pas l'oublier, les exploits de la déesse ont guidé la mise en scène, distribué les énergies, insufflé le dynamisme. Force est de constater que si le contenu importe peu à la jouissance esthétique, il est cependant indispensable à l'inspiration.
 

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