Table des matières

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24   Différence entre jouissance et création

26   Crédulité, animisme, anthropomorphisme

 

III. Fonctions et mécanismes

25  L'émotion esthétique




 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le désir d'art est sous-tendu par un impératif psychique; l'art continue de remplir une mission, il est recherché, pour la sensation qu'il nous procure, il est poursuivi envers et contre tout pour la conviction intime qu'il nous sauve. L'expression artistique exauce sans nuire, elle satisfait les contradictions qui laminent l'être et restitue son unité. Tout porte à croire que l'harmonie enchante le cerveau. Se fondre dans le valable et l'universel se révèle comme l'accomplissement suprême de l'exaltation. L'excès est comme dissuadé; les interdits qui interviennent ici ne peuvent en aucun cas être réduits au sens étroit qu'on leur prête d'habitude. Certaines pulsions sont sans doute refusées pour des raisons éthiques. Mais c'est aussi en vertu d'une sensibilité à l'harmonie que l'esprit peut présenter une intolérance au déséquilibre, à l'emprise de certaines forces sur d'autres. Il ne supporte pas la violence primaire et tente de créer un monde où les aspirations peuvent s'épanouir et s'affronter tout en respectant un minimum de règles.

Alors que nombre de personnes veulent engager l'art dans une action et blâment la contemplation, nous croyons au contraire que le privilège des représentations est de susciter des émotions imaginaires. Le repli sur l'imaginaire ne signifie pas un désintérêt pour la vérité, il est une façon de reconnaître les bienfaits et les limites du mode d'expression. L'art atteint l'être intime, non l'être social; il ne résout aucun problème concret, son impuissance à corriger la réalité est patente. Il ne fournit pas des moyens d'actions, il ne prévoit ni stratégies ni tactiques. Mais lorsqu'il idéalise la douleur, les circonstances réelles disparaissent, la souffrance est atténuée, l'esprit prend pitié de soi. Lorsque l'harmonie ennoblit l'humiliation, celle-ci se détache des causes et est alors vécue en soi, comme une condition tragique. Impuissantes à remédier à une situation dramatique ou cruelle, ces émotions ne sont pas complètement dépourvues d'utilité, elles dispensent l'enthousiasme nécessaire à affronter la dure réalité d'une manière générale.

Dans nos sociétés qui ont tout de même réussi à refouler la violence physique, le secours que chacun peut puiser dans la beauté est encore moins illusoire. Lorsque l'esprit parvient à se placer dans l'absolu, quand il attache davantage de prix à la qualité des émotions qu'aux distractions et aux vanités mondaines, alors, la réparation proposée devient substitution. L'existence étant de toute façon limitée, privilégier un type de satisfaction est un moyen de vaincre le mode de vie qui nous est imposé par la société. Lui accorder une large place permet de nous évader de ses limites.

L'art recueille les aspirations et les émotions qui ne trouvent pas leur plein épanouissement dans la réalité quotidienne, non qu'elles soient frustrées ou empêchées par des interdits, mais parce qu'elles sont évincées par d'autres impératifs, ou parce que les conditions ne sont pas réunies pour les déclencher. Les œuvres inventent des sensations, elles en font naître d'inédites; les émotions sont si intimement liées aux formes que chaque œuvre correspond à une émotion. Ce serait donner la preuve d'une étroitesse d'esprit que de rejeter ce patrimoine comme s'il n'était qu'un mirage. Au contraire, lorsque nous lui consacrons du temps, une part de notre esprit, elles deviennent réelles. Car la réalité, d'une certaine manière, c'est ce qui occupe le plus de place dans le cerveau. Notre société, basée sur l'interdépendance des activités et l'échange des services, permet ce type d'évasion qui ne s'exerce pas aux dépens de la survie. Il ne s'agit pas, comme aux temps où régnait la magie, d'entraîner une collectivité dans des errements. Enfin, l'art n'exige plus, dans les sociétés riches, de sacrifices honteux. Entretenir ce type de recueillement, c'est lutter pour une forme de vie en péril.

L'art induit un état humoral d'atemporalité, d'absolu, qui nous dilate, nous éloigne du monde, nous rend invulnérables et immortels. Aussi nous apparaît-il comme un refuge, un lieu d'être, une aire sacrée où nous existons hors du temps. Lorsque nous nous abandonnons dans l'œuvre, nous échappons à notre contingence, nous déjouons les causes occasionnelles, nous nous soumettons à une nécessité plus grave. Toutes ces manœuvres interviennent dans la jouissance. Elles pourraient paraître autant de leurres s'il n'y avait la réalité de l'émotion. Elles pourraient trahir une faiblesse psychique, une labilité de l'identité, si elles n'étaient les caractéristiques d'un état provisoire qui nous reconstitue. L'abandon ne réclame pas des formes agréables et dociles, le terrible et le sévère conviennent parfaitement, mais il provient nécessairement de la qualité. Alors, une force intercepte le vouloir être, une cohérence puissante se substitue à notre destin précaire. La confiance dans la forme est indispensable, la qualité est donc aussi une forme de tact. Les vérités abruptes que l'impatience étale aujourd'hui sans précaution, sous prétexte de braver les interdits, comme si toutes les limites devaient être attribuées à une pression sociale inepte, se heurtent de plein fouet à l'exigence de confiance. Il nous faut nous perdre dans l'art. Le beau efface nos bornes individuelles dans le sentiment de fusion avec le Grand Tout, nous nous sentons dilatés, oublieux de notre finitude.

La sensation de l'effacement des limites est mise à l'avant plan chez Arthur Koestler qui s'est penché sur l'expérience du beau, non sans avoir constaté que les psychologues s'étaient peu intéressés à la question: "Mais comment définir le climat émotif de l'art? [Entrent ici en jeu] les émotions transcendantales dérivées de la tendance à l'intégration. Elles peuvent se ramener à ce que Freud nomme sentiment océanique : cette expansion de la conscience que l'on éprouve parfois dans une cathédrale vide (...). Tout homme (...) éprouve le besoin de faire partie de quelque chose qui transcende les frontières du moi; ce besoin est à la racine des émotions 'auto-transcendantales'. Il se peut qu'il soit comblé par l'identification sociale (...). Mais cette entité supérieure, à qui l'individu désire si ardemment abandonner son identité peut aussi être Dieu, la Nature ou l'Art, la magie des formes, l'océan des sons ou les symboles mathématiques de la convergence vers l'infini. (...) Les émotions transcendantales sont extrêmement variées. Joyeuses ou tristes, tragiques ou lyriques, elles ont un commun dénominateur : le sentiment de participation intégrante à une expérience qui transcende les frontières du moi. (...) Elles sont fermement enracinées dans la biologie."[1]

Il est frappant de constater comme la civilisation indienne relate l'expérience dans des termes très proches. Au Moyen Âge, nous rapporte H. Goetz, "les théoriciens de la scolastique avaient mis au point une théorie esthétique très délicate. (...) Fondée sur la philosophie védantique, elle coordonne les qualités esthétiques (rasa) de l'objet de la contemplation avec l'état mental (bhâva) de celui qui le regarde. Le résultat est une jouissance (bhoga), un état d'oubli de soi extatique dans la contemplation de l'œuvre d'art. Cet oubli de soi est un état mental semblable à celui du fidèle en contemplation devant le Divin, contemplation dans laquelle il identifie son propre moi (jîvâtman) au Moi cosmique (paramâtnam). Car la beauté elle-même est un aspect du Divin, l'un des attributs de sa révélation. Cette réaction du spectateur résulte du dhvani, la signification profonde de l'expression artistique réalisée grâce à l'habileté technique (lakshana) du poète, sculpteur, peintre, danseur ou musicien."[2]

Wilhelm Worringer nous a laissé quelques descriptions remarquables concernant le besoin d'art dans une thèse de fin d'étude parue en 1906 et intitulée Abstraction et Einfülhung. Nous lui devons le mérite d'avoir détecté et légitimé une tendance à l'abstraction qu'il devine à l'œuvre dans les synthèses archaïques, dans le souci décoratif, dans les styles byzantin, roman et gothique. Il l'érigera comme un pôle de la volonté d'art, en opposition à l'Einfülhung, la jouissance objectivée de soi, une notion développée par Théodor Lipp. Celui-ci, abordant l'esthétique en psychologue, avait décrit l'émotion dans les termes suivants : "Dans l'Einfülhung, je ne suis plus ce moi réel, je suis détaché de lui, c'est-à-dire que je suis détaché de tout ce que je suis d'autre hors la contemplation de la forme. Je suis seulement ce moi qui contemple."[3] Worringer fait remarquer que cette jouissance de type fusionnel s'applique seulement à l'art dit classique : celui de la Grèce dès le Ve siècle, l'art européen à partir de la Renaissance. Jusqu'alors, c'était en effet le réalisme qui recueillait la faveur, on en appréciait la vitalité, on l'admirait pour sa performance, on s'apprêtait à reconnaître la composante narcissique du plaisir engendré. "Toute jouissance esthétique est fondée uniquement sur l'Einfülhung", répète l'auteur à la suite de Lipp, et la part de l'Einfülhung en jeu est proportionnelle à la figuration en ce qu'elle nous complaît et est capable de nous complaire."

Mais c'est pour aussitôt relever que cette sorte d'empathie entre en moindre part dans notre rapport avec une figure byzantine ou avec un personnage roman que dans l'adéquation plus évidente avec une figure de la Renaissance. Soucieux de comprendre l'attrait des styles pré réalistes, Worringer se servira des travaux de Riegl qui, devant le vaste répertoire de l'art décoratif, n'avait pas hésité à utiliser le terme Kunstwollen, volonté d'art. L'idée de juger la décoration non plus selon des lois mécaniques mais selon des critères esthétiques impliquant la recherche d'envoûtement, de tensions, d'équilibres, de rapports de masses, était neuve; elle adoptait la terminologie de Schopenhauer en vogue parmi les artistes qui parlaient de volonté d'action (sur la représentation), de volonté de forme.

Supposant que les styles abstraits et rigides représentaient pour les sociétés qui les avaient conçus, le sommet du bonheur, Worringer leur découvre une motivation différente de celle qui préside au goût de la vitalité. Chez les Grecs, dit-il en substance, le sentiment de sécurité permet l'observation attentive de la réalité, l'appréhension des nuances. La confiance est suffisante pour s'abandonner à des images qui reproduisent fidèlement l'apparence des êtres. En dépit de leur énigme, cette apparence est acceptée. Dans les civilisations archaïques, il en va tout autrement, la tendance à l'abstraction viendrait d'un rapport moins heureux avec le monde ambiant.

"Tourmentés par l'ordre confus et le jeu d'alternance des phénomènes du monde extérieur, ces peuples ressentaient un incoercible besoin d'apaisement. La possibilité de bonheur qu'ils recherchaient dans l'art ne consistait pas à s'abîmer dans les choses extérieures pour y trouver leur jouissance, mais au contraire à arracher la chose singulière du monde extérieur à son arbitraire et à sa contingence apparents, à la rendre éternelle en la rapprochant de formes abstraites et ainsi à obtenir un point de halte au sein de la fuite des apparences. Leur tendance la plus forte était pour ainsi dire d'arracher l'objet du monde extérieur au contexte de la nature, au jeu d'alternance sans fin de l'être, de le purifier de tout ce qui était en lui dépendance à l'égard de la vie, c'est-à-dire contingence, de le rendre nécessaire et immuable, de le rapprocher de sa valeur absolue."

L'esprit, averti de sa précarité, cherche le réconfort dans une forme stable. Ses forces se liguent dans une opposition farouche qui se résout dans des volumes schématiques. Sur ses gardes, le désir cherche des repères dans la répétition; replié sur soi-même, il s'immerge dans la décoration linéaire à défaut de pouvoir reconstituer un être complexe. Et c'est sans doute à mesure que Worringer se familiarisait avec l'antiquité égyptienne et l'archaïsme grec, à mesure qu'il reconnaissait l'élégance des entrelacs, qu'ils soient ioniens, byzantins ou celtes, qu'il prévoyait leur réintégration dans l'art. Il formule en effet cette réflexion qui nous paraît prophétique :

"Ce dualisme de l'expérience esthétique (...) n'est nullement définitif. Ces deux pôles (abstraction et Einfülhung) ne représentent en effet que des degrés d'un besoin commun qui nous apparaît comme l'essence ultime de toute expérience esthétique : le besoin de dessaisissement de soi (selbstentaüsserung). L'intensité de ce dessaisissement est incomparablement plus forte et plus soutenue dans la tendance à l'abstraction. Cette impulsion ne se caractérise plus ici, comme dans le besoin d'Einfühlung, comme une tendance à se dessaisir de l'être individuel, mais comme une tendance à se libérer, dans la contemplation du nécessaire et de l'immuable, de la contingence de l'existence organique toute entière. La vie comme telle est alors ressentie, comme un obstacle à la jouissance esthétique. Le langage populaire dit avec raison que l'on se perd dans la contemplation d'une œuvre d'art."


[1] A. Koestler, Le cheval dans la locomotive, p. 174. Calmann-Lévy.

[2] H. Goetz, Inde, Cinq millénaires d'art, p. 123. Albin Michel, collection L'art dans le monde.

[3] W. Worringer, Abstraction et Einfülhung, pp. 53, 58, préface de D. Vallier. Klincksieck.

24   Différence entre jouissance et création

26   Crédulité, animisme, anthropomorphisme