Table des matières

Plan du site

25   L'émotion esthétique

27   Irréalisme, idéalisme

 

III. Fonctions et mécanismes

26   Crédulité, anthropomorphisme, animisme


 

Nous avons reconnu que les thèmes sévères ou tragiques du passé n'étaient pas tous périmés. Les martyrs ne manquent pas, ils se sacrifient à d'autres causes. Le sentiment de la faute domine le psychisme à des degrés variables, même s'il ne rend plus de comptes à Dieu. Dans les pays riches, les épreuves ne sont plus physiques, la vie est moins risquée, la mort retardée, mais l'attachement à l'existence est accru et la mort reste inéluctable. Le mal n'est plus démoniaque, il demeure incontrôlable. Enfin, le merveilleux persiste dans une fascination librement consentie, et le beau continue de nous combler, il résiste mieux au temps que les spéculations. Ce phénomène est rassurant; toutefois, jusqu'à présent, il ne concerne que les œuvres du passé et qui de plus sont réussies. Si nous voulons créer des œuvres équivalentes, les nouvelles significations peuvent-elles prendre le relais des anciennes sans aucun autre appui ?

Lorsque nous subissons le pouvoir des chefs-d'œuvre, est-ce que nous ne tenons pas compte de leur ancienneté et ce biais n'est-il pas une manière artificielle de se mettre en condition ? Lorsque nous leur réservons des moments isolés de la vie quotidienne, ne réalisons-nous pas une coupure dans notre personnalité qui est admissible lorsqu'il s'agit d'éprouver, mais qui s'avère intenable ou improbable lorsque l'on envisage de créer ? Le contenu des mythes, le caractère des dieux, l'enfer peuvent bien avoir encore un sens pour nous, mais autrefois, le sens n'était pas seul en cause. La foi était un moteur, le prestige de la tradition était intriqué aux convictions individuelles, l'appui de la communauté les secondait. La création réclame des motivations à la fois actuelles et fortes, elle exige de nombreuses justifications plausibles. Pourrons-nous les réunir ? Créer était-il plus évident dans l'Antiquité, au Moyen Âge et à la Renaissance ? D'autres facteurs expliquent-ils non seulement la richesse et la variété des œuvres mais aussi leur intemporalité et leur universalité ?

Emergeant entre toutes les inconnues, la condition de la création qui frappe le plus le sens commun, c'est la crédulité. La crédulité favorise-t-elle l’invention ? Toujours et partout, au bout des enquêtes iconographiques et esthétiques, associée aux symboles comme au besoin d'harmonie, initiant des astuces autant qu'elle assure la franchise, nous retrouvons la crédulité. Nous lui attribuons l'inventivité, la sobriété et la candeur de l'art. Un art maladroit dont on ne sent pas l'artifice est sauvé par la sincérité. Un art savant qui demeure respectueux, un art dont l'ambition n'est pas prétentieuse, parce que cette ambition est toute entière réservée à l'accomplissement de l'œuvre et à sa perfection, ne peut provenir que d'une soumission à des forces inconnues, craintes et admirées. La foi joue un rôle majeur, mais nous pensons qu'elle se prolongera aujourd'hui dans le sens du respect. Tandis qu'il y a tout lieu de redouter les conséquences de la disparition de la crédulité. La crédulité est-elle une condition sine qua non de la création ?

Quel était le degré d'adhésion aux croyances et aux mythes, des rois, des prêtres, des artistes, des philosophes et des couches populaires, aux temps où l'art atteignait des sommets ? Leur crédulité était-elle sans faille ? N'était-elle pas logique d'une certaine façon ? Il est impératif de vérifier la consistance des fables : s'y dissimule peut-être la clé de l'opération artistique et le sauvetage de l'art figuratif.

Au temps d'Homère, croyait-on aux sirènes, aux Cyclopes ? Méduse, le sphinx, les Érinyes, les centaures ont-ils un poids comparable à celui des êtres réels ? Les cosmologies, les défis, les monstres, ne sont-ils jamais perçus comme des exagérations ? Les récits remplacent-ils les hypothèses et les concepts ou coexistent-ils ? Que le pouvoir des dieux et leurs tribulations aient été extrapolés de la conduite des tyrans et des mœurs humaines est évident dans la mythologie grecque, mais cette évidence n'implique pas le doute quant à leur existence. Les Grecs les plus crédules pouvaient penser que les dieux aimaient à se conduire comme des hommes : ils avaient entre autres ce pouvoir.

En même temps, on a l'impression que très tôt, parmi les élites, la croyance n'est pas orthodoxe. Xénophane se moque de la représentation anthropomorphique des dieux : N'écrit-il pas, déjà au VIe siècle : "Les mortels croient que les dieux sont nés de la même manière qu'eux, qu'ils ont les mêmes sens, la même voix et le même corps; les dieux des Ethiopiens sont noirs et ont le nez épaté, tandis que ceux des Thraces ont les cheveux roux et les yeux bleus."[1] Cette ironie ne vise pas la croyance dans les dieux, seule leur constitution corporelle est remise en cause. Il paraît certain qu'Eschyle, Sophocle, Euripide, les mécènes du temps de Périclès, se servaient de cette apparence; ils étaient avertis de la dette que devaient à ces personnages hauts en couleurs et prodigues d'exploits vivifiants, la sculpture, aussi bien que la tragédie.

Ainsi, à l'époque classique, et déjà au temps de l'archaïsme, on peut séparer la foi de l'anthropomorphisme. La constatation est extrêmement importante du point de vue de l'art. Puisque la conception du divin par les élites n'est pas aussi soudée à la représentation qu'ils en donnent, ne convient-il pas de continuer à faire la part des choses ? Nous cherchions la crédulité et nous découvrons l'importance de l'anthropomorphisme. Non seulement il est indépendant de la croyance et de la crédulité, mais nous le voyons assumer les fonctions d'un symbolisme, et même d'un langage. Qui savait à quoi s'en tenir ? Peut-être la foi elle-même n'était pas toujours très assurée chez tous les membres de la société; en ce temps-là les sceptiques ne proclamaient pas haut et fort leurs convictions.

En Inde, les dieux sont si fabuleux, les mythes de la création du monde sont situés dans des durées si incommensurables, que la croyance à l'apparence humaine de Shiva et de Vishnu paraît improbable. La foi des hindous ne peut pas être mise en doute, mais comment peuvent-ils concilier les fonctions abstraites de leurs dieux, leur pouvoir cosmique et leur forme humaine ? Shiva danse pour "conserver" le monde. Vishnu dort pendant des millénaires sur le serpent Ananta dont les boucles signifient les cycles du temps; incarné en sanglier, il repêche la terre qui avait été projetée dans l'océan. Les épisodes ne s'adaptent pas à l'audace de la conception du temps et de l'espace, la narration est incompatible avec la durée des phénomènes, l'anecdote ne colle pas avec l'infini, le contraste est curieux, il laisse planer un doute sur la fermeté des représentations. Le sérieux et la crédulité s'opposent bizarrement. La contradiction nous persuade qu'ici aussi, l'anthropomorphisme relève déjà très tôt du symbolisme. Les fables hindoues repoussent les dieux si loin des hommes, elles mettent si bien en évidence qu'il n'y a rien de commun entre eux, que l'apparence humaine des dieux semble à l'évidence de pure convention. Dans le bouddhisme aussi, les existences antérieures de Sâkyamuni, les bodhisattvas qui peuplent l'éternité paraissent d'emblée incompatibles avec leur enveloppe charnelle.

Peut-être davantage encore que l'art grec, l'art indien nous révèle la puissance et l'indépendance de l'anthropomorphisme. Non seulement les dieux ont une forme humaine, mais également les idées. (Encore que les Grecs figuraient des notions, par exemple le pouvoir de la musique était symbolisé par les sirènes musiciennes, "voix même des voluptés du monde".)  "Le pouvoir du verbe est représenté par le sage qui domine l'éléphant, symbole du monde naturel et de ses passions", nous révèle Daniélou[2], et cette incarnation n'est pas la seule possible. "Le Verbe manifesté est représenté comme le plus subtile et le plus fort des animaux. C'est un dragon. On l'appelle le félin (virâla)". Il a tantôt la tête d'un lion, d'un homme ou d'un éléphant. L'oie sacrée est le symbole de la connaissance ésotérique. "Le lion est le symbole de Prakriti, la Nature, le principe féminin par lequel Shiva-Purusha se manifeste. Sans l'énergie par lequel il se manifeste, Shiva est un corps sans vie (shava)." Les apsaras, nymphes des eaux, et les Surasundarî-s, danseuses du ciel, représentent "les mondes possibles mais non réalisés". Ce sont des rêves, divertissements des dieux; on les voit partout sur les temples, elles sont envoyées "auprès des sages pour les détourner de leurs austères méditations et éviter qu'ils ne se libèrent des liens du monde car 'chaque être vivant est utile aux dieux, comme le bétail est utile aux hommes'. (...) Les Vidyâdhara-s (porteurs de sagesse) sont les guerriers du ciel. On les voit armés de cimeterre fendre les airs pour aller combattre l'ignorance. (...) Les gana-s sont les délinquants du ciel, courant de-ci de-là à la recherche de quelque méfait à accomplir, de quelque farce à faire aux dieux et aux hommes. Ces enfants terribles sont aussi les instruments de la justice. Courageux et généreux, ils se battent contre toute fausse morale, toute hypocrisie, tout conventionnalisme. Ils volent les riches pour nourrir les pauvres, se moquent des prétentions des dieux et des ambitions des hommes." Les mithuna-s (accouplements érotiques) symbolisent la volupté, l'union de l'homme et du divin, l'acte par lequel l'homme retrouve sa plénitude, sa totalité.

Cet éventail de figures conquises par l'anthropomorphisme est extrêmement favorable l'art. L'imagination entraîne la foi, avec son consentement. Elle est grandiose et prolifique, irréelle et conceptuelle, et en même temps, elle trouve le moyen de s’incarner ! L'anthropomorphisme apparaît comme un processus mental autonome, il déborde le polythéisme et traduit un goût pour la figure humaine et animale. Toute pensée trouve son équivalent dans le monde vivant, la moindre évocation déclenche une volonté de figuration. Dans la représentation de Shiva amoureux de la musique et du chant musical de Sama, les sept notes de musique sont figurées par des petits personnages (Vakataka); là d'autres petits personnages s'accrochent à l'ourlet de la robe d'une jeune fille, se pendent à un cordon; sur une corniche, des chats en pierre épient les pigeons qui virevoltent comme pour les narguer. Tous les prétextes étaient bons pour créer, si minces, fussent-ils, ils donnèrent des œuvres qui nous ravissent encore.

L'art roman à son tour n'est pas seulement l'expression de la foi et de la dévotion. Ce qui lui confère fantaisie et variété, c'est, comme dans les autres cultures, une crédulité disponible qui accorde libre cours à l'imagination et facilite l'invention. Des invraisemblances appartenant au polythéisme disparaissent, d'autres prennent le relais. De l'ampleur de la cosmologie hindoue, des drames cannibales de l'Olympe, nous passons aux sept jours de la Création, les théologiens y tiendront à la lettre, face aux scientifiques, en revanche, Dieu ne sera jamais figuré. L'anthropomorphisme et le polythéisme cèdent la place à l'histoire biblique mais aussi à un symbolisme mystique propice à l'expression. La célébration sublime de l'architecture romane est complétée par un univers de sculptures foisonnant. Les prophètes et les saints donnent leur bénédiction aux travaux saisonniers; les vertus et des vices s'emparent d'animaux hybrides, les épisodes de l'Ancien Testament rencontrent, pour les éclairer par une comparaison souvent alambiquée, les enseignements de Jésus; le charme de la décoration végétale fraternise avec l'effroi des figures maléfiques.

Cette exubérance vitale, à laquelle le langage naïf donne une image plus tendre que la vision antique, montre que l'admiration des élus, la manie de tisser des liens entre la nature et les idées, le goût de la frayeur et de l'étrange sont inhérents à la vie psychique. L'aisance des comparaisons est prodigieuse et il faut absolument les justifier par des raisonnements, lesquels seront forcément insolites. L'affinité pour les images rivalise avec le besoin de raisonner, leur concurrence est étonnante. Des ressemblances extravagantes viennent consolider les grandes figures proposées à la vénération. On s'efforce de cautionner les symboles, de les surdéterminer, on les étoffera par les associations les plus téméraires.

Les quatre vivants s'enrichissent au XIIe siècle d'une symbolique nouvelle, nous raconte Emile Mâle. "L'homme rappelle l'incarnation (...). Le veau, victime de l'Ancienne Loi, fait penser à la Passion, au sacrifice que le Rédempteur a fait de sa vie à toute l'humanité. Le lion est le symbole de la Résurrection. Ici nous retrouvons la science fabuleuse des Bestiaires : le lion en effet, passait pour dormir les yeux ouverts. (...) L'aigle enfin est la figure de l'Ascension."[3] Les vertus leur sont appariées : être raisonnable comme l'homme, renoncer et s'immoler comme le veau, être aussi courageux et juste que le lion, planer dans les hauteurs et contempler les choses éternelles comme l'aigle. L'auteur met en évidence l'incidence des sermons d'Honorius d'Autun sur le choix des motifs dans les vitraux, les frises décoratives ou les chapiteaux. On y surprend le lion et les lionceaux, la licorne, le phénix au milieu des flammes, le pélican ranimant ses petits de son propre sang, le charadrius, toute une faune qu'il avait prélevée dans les Bestiaires pour les ériger en figures exemplaires. "La méthode mystique y est préférée à toute autre, et le monde entier vient, par d'ingénieux symboles, témoigner des vérités de la foi", écrit E. Mâle, qui nous laisse juger de l'ascendant d’Honorius : "Tu marcheras sur l'aspic et le basilic, et tu fouleras aux pieds le lion et le dragon, (...) l'aspic est une espèce de dragon que l'on peut charmer avec des chants. Mais il est en garde contre les charmeurs, et, quand il les entend, il colle, dit-on, une oreille contre terre et bouche l'autre avec sa queue, de sorte qu'il ne peut rien entendre et se dérobe à l'incantation. L'aspic est l'image du pécheur qui ferme ses oreilles aux paroles de vie." Ce symbolisme nous vaut le corps magnifiquement recourbé d'une hyène, la tempe plaquée au socle, la queue enfoncée dans l'oreille, sur un chapiteau d'Amiens.

Ainsi, la volonté pédagogique, s'emparant d'un symbolisme naïf, propose une variété de sujets que nous serions bien en peine d'inventer. Mâle nous met toutefois en garde contre l'outrance interprétative. Concernant la flore et la faune, "le monde mystérieux des gargouilles (...), avouons-le, les livres ici ne nous apprennent plus rien. (...). [Nombres d'érudits] eurent le tort de croire que les artistes enfermèrent dans leurs moindres œuvres une conception symbolique du monde. Sans doutes ils le firent quelquefois et suivirent avec docilité les enseignements qu'ils recevaient : les exemples que nous avons donnés plus haut le prouvent. Mais, la plupart du temps, ils se contentèrent d'être artistes, c'est-à-dire de reproduire la réalité pour leur plaisir. Tantôt ils imitaient avec amour les formes vivantes, et tantôt, se jouant avec elles, ils les combinaient et les déformaient selon leur caprice." Les autorités qui eurent la sagesse d'autoriser ce déploiement étaient bien plus averties sur les ressorts de la sublimation qu'à d'autres époques ou en d'autres contrées. Ils ont senti que le caractère polymorphe de l'activité artistique est source de confusions exaltantes. Les architectes et les artisans ne devaient pas ignorer ces vagues d'émotions qui vont et viennent lorsque le regard parcourt l'architecture, s'imprègne de gravité, s'élève, s'arrête sur un prophète, tourne autour des bêtes bizarres, suit l'élégance des rinceaux. Le psychisme apprécie ces mouvements, il aime être tour à tour secoué et soulagé, il a besoin de ces compensations réciproques. Seuls les tempéraments ascétiques s'offusqueront devant la prolifération du fantastique dans les sanctuaires et l'on admettra le point de vue de Bernard de Clervaux tout en se réjouissant qu'il n'ait pas prévalu : "Dans les cloîtres, sous les yeux des frères qui lisent, que viennent faire ces monstres ridicules..., que signifie ces singes immondes, ces lions sauvages, ces centaures monstrueux ?"[4] Les docteurs de la religion s'efforceront de rationaliser les thèmes, si bien que ces curiosités "eurent le sort de toute la vieille théologie mystique et tombèrent, au temps de la Réforme, dans le plus profond oubli." Elles seront remplacées; la pensée concevra de nouvelles images. Cette forme chrétienne de l'anthropomorphisme personnifie les âmes, les vices et les vertus, elle ne se prive pas d'animaliser les forces psychiques. Elle s'emparera des psychomachies, elle reprendra la roue de la fortune qu'avait imaginé Boèce, si décorative et poignante, elle incarnera les tentations de Saint- Antoine, leurs chimères et leurs monstres et bien sûr les tortures de la damnation.

Mais qu'en est-il de la crédulité ? Le christianisme reste longtemps enraciné dans une mentalité païenne et superstitieuse. Le monothéisme impliquant de diriger la foi vers un Dieu unique, le clergé s'emploie à encourager l'amour de Dieu et à dissuader l'adoration des phénomènes mystérieux. Nombres d'anciens cultes ont été récupérés et adoucis. L'Eglise s'attache à en éliminer les aspects physiques; les offrandes d'aliments périssables sont remplacées par des aumônes de matières nobles, or, argent; à la pratique d'exposer les cadavres "à visage découvert" se substituera la sculpture de gisant et de transi.[5] Les incohérences de la pensée magique persistent pendant tout le Moyen Âge. Huizinga met en évidence l'assimilation superficielle des notions chrétiennes et leur déviation. Le saint éponyme, qui est apte à conjurer un mal parce qu'il peut intercéder auprès de Dieu, devient le détenteur de ce mal; c'est ainsi que Saint-Sébastien "commande" à la peste; on ne le prie pas, on le flatte pour apaiser sa colère. La vénération des saints prend des proportions alarmantes. "Les théologiens et les réformateurs veulent mettre le Hô là à une prolifération des manifestations religieuses, messes, ajouts, jeûnes, saints, amulettes".[6] Dans l'espoir de spiritualiser ce courant de passions, Gerson recommande le culte de l'ange gardien; il n'a de cesse de tempérer la propension à l'extase mystique, de prôner une foi simple. L'admiration des miracles et la soumission aux dogmes, en dépit des efforts déployés pour les distinguer de la croyance aux esprits, ne restent-elles pas souvent de la même nature ?

La réalité de l'enfer était débattue par les théologiens, mais les conclusions étaient à la fois tellement vagues et sophistiquées qu'en fin de compte, on peut considérer qu'elles étaient laissées à l'appréciation de chacun. Il importait de désigner des bornes claires, elles devaient donc se situer dans l'ordre du perceptible. La distance qui sépare la crédulité populaire et la foi des élites est sensible, mais sans doute faut-il apporter un correctif en songeant aux difficultés que rencontre l'expression de notions aussi complexes. Aux XIe et XIIe siècle "le peuple croit aux flammes de l'enfer", assure André Vauchez. Tandis que pour Abélard, l'enfer, le paradis, la résurrection sont à considérer de façon symbolique, l'enfer est un état de désespoir. Au XIIIe siècle, un esprit aussi éminent que Roger Bacon, ce savant franciscain, père de la science expérimentale, conciliant avec prudence le ferment novateur et les menaces brandies par l'église, préconise l'étude de la nature et de l'homme pour "combattre l’Antéchrist".[7] On peut supposer qu'il entend par là : édifier le rempart de la sagesse, de la connaissance et de la raison contre les forces maléfiques et irrationnelles, sans éprouver pour autant la nécessité de renoncer à l'usage d'une métaphore efficace. Mêmes contrastes au XVe siècle. L'Eglise poursuit les hérésies, enseigne la mesure, ordonne et délimite l'irrationnel par l'instauration de dogmes précis; en même temps, on peut difficilement nier qu'elle mise sur la crédulité afin de faire pénétrer ses convictions. Gerson conçoit l'enfer comme une souffrance éternelle de l'âme, une sensation. Les artistes peignent des tours enflammées, des chaudrons, des démons ailés de noir, mais qu'en pensent-ils ? Le peuple croit aux revenants : pour se débarrasser des fantômes malveillants, il faut déterrer le cadavre, le couper en charpie, brûler le cœur et répandre les cendres aux quatre vents. Des femmes préparent des filtres d'amour; très vite, on les soupçonnera de jeter des sorts, d'empoisonner les enfants; en Allemagne, elles participent à des sabbats. La répression des sorcières donne une publicité regrettable à la pratique de la magie qu'elle concourt ainsi à propager. D'autre part, quelle consistance peut-on accorder à la crédulité quand on sait que les charlatans et les magiciens ne pensent qu'à s'enrichir, que les faux prédicateurs mijotent des miracles avec des comparses, que l'exploitation de la naïveté est effarante à tous les niveaux de la société...

En Italie, la redécouverte de l'Antiquité apporte son lot de superstitions, l'interprétation de présages, l'astrologie connaissent une vogue extraordinaire. "La plupart des papes ne font pas mystère d'interroger les étoiles (...), rapporte Burckhardt, Pie II constitue une honorable exception. (...) Il professe aussi un mépris absolu pour l'interprétation des prodiges et pour la magie." [8] A plusieurs reprises ce pape fait preuve d'humanisme et de clairvoyance. "Lors même que le christianisme n'aurait pas pour lui l'autorité des miracles, il aurait fallu l'adopter, rien qu'à cause de son caractère profondément moral", dit-il. Cette sagesse n'empêche pas son successeur Paul II d'enfouir, pour les protéger, "des quantité de pièces d'or et d'argent dans ses constructions." C'est un fait remarquable: si, d'une manière générale l'élite paraît moins superstitieuse que la population illettrée, la crédulité semble dépendre de la personne tout autant que de la culture ou de la position sociale.

D'autre part, l'astrologie, la divination, la croyance aux présages sont une manière de prendre des distances vis-à-vis des dogmes. Alors que mille ans plus tôt, dans un autre contexte, Saint-Augustin procédait avec méthode pour constater l'inefficacité des astres, surveillant les caractères de deux enfants, nés au même moment, on soupçonne un penchant pour l'originalité chez le philosophe Marsile Ficin quand il bâtit son système philosophique sur l'astrologie. Pétrarque s'en moquait. Pic de la Mirandole s'oblige lui aussi à collecter les erreurs des prévisions et arrivera à mettre un frein à la confiance qu'on lui voue. Et que penser d'un Le Pogge, auteur d'une histoire de Florence, critique lucide des abus politiques ? Ce "penseur radical, (...) croit non seulement aux revenants et au diable (...) mais encore aux prodiges dans le genre antique." Il colporte sans les soumettre à vérification des rumeurs pour le moins sensationnelles : quatre mille chiens sont apparus dans la campagne, suivis d'un cavalier gigantesque; un triton barbu, sorte de satyre sous-marin, enlève les enfants; des combats de pies annoncent des changements politiques, etc. Quant aux athées, ils prennent plaisir à scandaliser au risque de finir sur le bûcher, mais très souvent, ils croient aux étoiles, aux esprits, et à l'approche de la fin, ils acceptent les sacrements et recommandent leur âme à Dieu. L'esprit ne peut se reposer sur aucune certitude.

Par ailleurs, nous serions naïfs à notre tour d'envisager les croyances du point de vue de nos normes. Non seulement, autrefois, il n'y avait guère de frein à l'expression des craintes, mais un grand plaisir semblait attaché à cette forme d'exutoire. On exagère l'effroi, on provoque le frisson. Il ne faudrait pas tenir les chimères et les présages pour des certitudes. Aujourd'hui, la croyance se distingue nettement de la connaissance. Il n'en est pas de même dans les civilisations préscientifiques. Déjà dans les sociétés tribales, reconnaît Huizinga, la pensée magique n'est qu'à-demi crédule d'elle-même; l'homme primitif se met en condition pour croire aux esprits incarnés dans les masques et dans les totems.[9] Au Moyen Âge, la hantise des monstres trahit une complaisance, un goût des sensations fortes, une auto-excitation. Lorsque Jean du Plan Carpin prétend avoir rencontré des peuples d'hommes à tête de chien en Tartarie, lorsque Marco Polo et Mandeville surenchérissent, situent ces peuplades en Sibérie ou sur une île de l'Océan Indien[10], on devine que ces explorateurs profitent de leurs privilèges: qui vérifiera leurs racontars? Etonner n'est pas la moindre des jouissances que peut s'offrir la vanité.

La nécessité de l'inspiration joue un rôle dans l'emprunt des chimères à l'Antiquité, dans le retour des grylles, des combinaisons hybrides mi-hommes, mi bêtes, auxquels s'ajoutent les merveilles de l'Asie, les curiosités barbares. L'esprit incontrôlé de ce temps les collecte sans soucis de la vraisemblance. Les exemples savoureux réunis par Baltrusaïtis attestent la part qui revient au plaisir d'imaginer et à la quête de moyens expressifs : la crête des sauriens vient orner l'échine des diables, "les ailes de chauve-souris parachèvent l'air terrible des dragons et de l'esprit du mal. (...) Du dragon, (elles) passent sur les griffons, les basilics, les sirènes-oiseaux et les centaures, (...) les bonnes trouvailles font fortune." Jusqu'aux armures qui se hérissent de pointes, de nervures... Burckhardt lui aussi déniche la vantardise dans les visions fabuleuses et ses répercussions sur la peinture. On dirait que l'imagination profite d'un contexte de crédulité pour s'en donner à cœur joie. Ce sont des démons qui ont provoqués les inondations de l'Arno en 1333 : un ermite de Vallombrosa prétend les avoir vu la veille, des cavaliers vengeurs, noirs à l'air terrible lui sont apparus, clamant qu'ils allaient punir Florence. Une peinture vénitienne met en scène des saints venus inopinément pour conjurer une galère pleine de démons qui allait châtier la ville coupable...[11] Comme les superstitions conviennent au peintre ! Quelles magnifiques images que le cavalier annonciateur de fléaux ou de vengeance, le vaisseau de fantômes, d'errants, la nef des fous, imaginée par Brand en 1400 et dont Jérôme Bosch a tiré une œuvre tellement insolite.

Il ne faut donc pas conclure que ces visions impliquent une adhésion totale. La crédulité est composée de toutes sortes d'affects, vantardise, opposition, recherche de l'originalité, vanité, désir de surprendre, besoin d'inspiration, qui parfois l'emportent largement. Certainement, l'homme devait vivre intensément par l'intermédiaire des esprits, des saints, des animaux fabuleux. Nous pourrions invoquer ici une forme de pensée parente de l'animisme. La croyance à la transmigration des âmes, que l'on suppose propre à la pensée primitive, est encore l'objet de débats à la Renaissance. L'attribution d'une âme aux animaux et aux choses, l'indifférenciation entre l'extérieur et l'intérieur, la projection qui détecte, dans les soubresauts de la nature, des humeurs et des intentions humaines, toute cette connivence entre l'homme et le monde, bien plus intense qu'aujourd'hui, assurent les conditions de la figuration et lui donnent une vigueur. Autant la crédulité et la forme imagée de la pensée facilitent l'invention, autant l'animisme libère les passions et accorde une force de conviction aux productions de l'esprit.

La croyance aux êtres fabuleux n'est pas surprenante; le cerveau ne détient pas la clé du réel. Au nom de quels signes infaillibles démentir l'existence de géants ? Pour celui qui n'en a jamais rencontré, un éléphant est-il plus crédible qu'une chimère, un rhinocéros plus vraisemblable qu'une licorne ? La logique et la raison sont impuissantes sans le secours de l'expérience et une connaissance exhaustive. Tant que la planète n'a pas été explorée de fond en comble, le paradis terrestre, les ogres, les cyclopes, les licornes demeurent plausibles. La crédulité ne concerne pas seulement la religion et les passions. Dans tous les domaines, géographique, astronomique, médical, les lacunes du savoir se prêtent aux spéculations. Frédéric de Hohenstaufen, curieux de science, épris de poésie, diplomate audacieux, fait mourir un esclave dans un tonneau étanche afin d'observer l'évasion de son âme. Devant l'échec de l'expérience, on s'avise que la conclusion n'est pas définitive : les cris du malheureux eux non plus ne sont pas visibles...[12] En ce temps-là, le perceptible était roi, la pensée comme l'imagination étaient déduites de l'apparence. La délicieuse obstination de Christophe Colomb à se croire en Chine, à situer le paradis terrestre en Colombie n'a d'égale que la candeur de La Condamine félicitant Dieu, au XVIIIe siècle, d'avoir incliné les vallées dans le sens de l'écoulement des rivières.[13] L'inconnaissable est spontanément comblé par une image conventionnelle à laquelle il ne faut pas attribuer trop de poids. Dans le système solaire de Kepler, les anges actionnent les planètes dont il a calculé l'orbite et la vitesse.

Au cours de l'histoire, on assiste au recul de la crédulité sous la pression du vérifiable, mais elle ne disparaît pas. Les théories médicales rempliront des milliers de pages, davantage que les exploits des dieux et des héros; les médecins se persuadent que l'acidité de la bile, la chaleur du sang, la densité du corps calleux ont tels effets sur l'humeur ou la raison; ils découvrent le rôle des esprits animaux, expliquent la paralysie par le refroidissement des fibres, etc. Malheureusement tous ces raisonnements, parfaitement inventés, ne sont guère utiles à l'artiste.

Tout autant qu'à la crédulité, plus encore même, nous semble-t-il, la peinture doit sa fortune au fait que la réflexion était imagée. L'art était à son apogée lorsque les cosmogonies, les inquiétudes, les grands dilemmes offraient immédiatement des sujets de tableaux. La figure était un équivalent du concept, elle était un instrument de la pensée, on ne se demandait pas à tout moment si elle représentait un être réel ou non. C'est faute de données vérifiables que le rationnel et la logique demeuraient fantaisistes; en soi les raisonnements n'étaient pas aberrants. L'apparence fondait la vérité et la vérité prenait la consistance de l'apparence. Non seulement on pouvait inventer dans le domaine du visible, mais ce visible avait de la valeur, il expliquait le monde. Les interrogations trouvaient dans les chimères une ivresse à la mesure du mystère insondable de l'existence.

Or le prestige de la figure décline à mesure que grimpe le pouvoir des forces calculées. Il s'effondrera dans l'intériorisation de la foi. Les légendes, les êtres fabuleux vont perdre le bénéfice du doute et devenir de simples images. Les récits mythiques fascineront encore mais ils ne porteront plus le destin de l'humanité, ils ne renfermeront plus l'énigme de sa présence sur terre. Leur empire se rétrécit. Les vérités sont arrachées à la portée de l'imagination, celle-ci va sombrer, et l'art se ressentira de la chute de l'imaginaire du haut de son piédestal où il régnait de connivence avec la pensée. Les épreuves des héros se réduiront à l'expression de passions. Alors qu'autrefois l'injonction, la révolte, le sacrifice, le don, la quête, l'interdit étaient dilatés à l'échelle du cosmos, dorénavant, les hantises vont être confisquées par l'artiste; les tourments, parce qu'ils ont perdu leur justification divine, seront exagérés plutôt qu'intensifiés; les buts, parce qu'ils sont libérés de l'obligation, se réduiront aux dimensions de jeux mondains; le tragique sera empoisonné par la nostalgie.

Désormais, les mystères sont étudiés par la physique, par la biologie, par la psychologie. Les épopées et les légendes perdent leur intérêt comparées aux conflits actuels. Les différends et les injustices font l'objet d'enquêtes, leur jugement est transféré au droit. L'imagination se voit débordée par les faits, démentie par les expériences et les preuves; elle n'est pas loin de se juger dérisoire. Que peut-elle encore nous apprendre ?

Les figures ayant été reléguées au rang de frivolités, l'artiste moderne est complètement démuni. La psychanalyse leur a assené un coup fatal, désormais anges et démons s'agitent tels des baudruches soupçonnées de supercherie, les fantasmes, que leur inconsistance livre à l'arrogance des esprits forts. Comment sur cette dévaluation fonder l'ampleur et le sérieux de l'art figuratif ? Si l'imaginaire n’est que subterfuge, quel plaisir accorder au merveilleux, à l'étrange, au tragique ? La faillite de l'imaginaire dans ce statut pitoyable est un désastre, elle rend la transposition moins crédible, l'effort moins enviable. C'est cette opération psychique essentielle, la sublimation, qui se trouve suspectée. Comment le psychisme peut-il miser sur une fonction ridiculisée ?


[1] E. Royston Pike, Dictionnaire des religions. Presses Universitaires de France.

[2] A. Daniélou, Le temple indou, pp. 73-77. Buchet-Chastel.

[3] E. Mâle, L'art religieux du XIIIe siècle en France, T. I, pp. 88-94 et extrait du Speculum Ecclesiae d'Honorius d'Autun, p. 100. Librairie Armand Colin, Poche.

[4] E. Mâle, E. Mâle, L'art religieux du XIIIe siècle en France, T. I, p. 107. Librairie Armand Colin, Poche.

[5] M. Vovelle, La Mort et l'Occident de 1300 à nos jours, p. 110. Gallimard.

[6] J. Huizinga, L'Automne du Moyen Âge. Payot.

[7] H. Ecco, Le nom de la rose. Livre de Poche.

[8] Burckhardt, Civilisation de la Renaissance en Italie, tome 3. pp. 145 et 162. Plon, Livre de poche.

[9] J. Huizinga, Homo Ludens, p. 50. Tel, Gallimard.

[10] Baltrusaïtis, Le Moyen Âge fantastique, pp. 147 et 160. Flammarion.

[11] Burckhardt, Civilisation de la Renaissance en Italie, tome 3, p. 165. Plon, Livre de Poche.

[12] Benoist-Mechin, Frédéric de Hohenstaufen. Librairie Académique Perrin, Presses Pocket.

[13] F. Tristram, Terre, terre. Histoire de la géographie.


25   L'émotion esthétique

27   Irréalisme, idéalisme