Table des matières

Plan du site

26   Crédulité, animisme, anthropomorphisme

28   Persistance de l'irrationnel,
disparition de l'anthropomorphisme

 

III. Fonctions et mécanismes

27  Irréalisme, idéalisme




 

 

Nous leur prêtions de l'audace, or les peintres habillaient les prophètes et les saints à la mode de la Renaissance par ignorance historique. Ils étaient loin de supposer que les coutumes avaient évolué. C'est innocemment que les scènes bibliques ont été transplantées dans les prairies européennes, que l'Annonciation, les noces de Cana sont situées dans les palais florentins. Nous tenions la modernisation des mythes pour volontaire, nous supposions que la transposition des récits testamentaires dans le présent était un objectif concerté. Elles s'avèrent fortuites. Le réalisme des visages et des corps n'impliquait nullement le souci de la vérité historique. L'exigence se concentrait sur le message, le symbolisme, la qualité. La vraisemblance culturelle, la géographie étaient négligées. Nombre de fautes s'immisçaient dans des programmes de fresques, qui feraient aujourd'hui l'objet de l'autocensure. Gilio da Fabriano commence à les recenser dans son ouvrage Les erreurs des peintres. "N'est-ce point une erreur que de peindre Saint-Jérôme coiffé d'un chapeau rouge semblable à ceux que portent les cardinaux aujourd'hui? Certes, il était cardinal, mais il n'a jamais porté un tel costume puisque c'est le pape Innocent IV qui, plus de sept cents ans après, a doté les cardinaux de robes et barrettes rouges... Tout cela provient de l'ignorance des peintres."[1]

Le souci de Fabriano est nouveau. Ni l'histoire, ni l'archéologie ne constituaient alors une discipline. Lorsqu'il se pencha sur les ruines romaines, Pétrarque fit œuvre de pionnier. Pendant le Moyen Âge, écrit Daniel Boorstin, "on se posait fort peu de questions sur l'identité de ceux qui avaient construit ces édifices et sur la façon dont vivaient les peuples de l'antiquité. Ces ruines restaient tout simplement les Merveilles de la ville de Rome." Même le passé récent disparaît dans la brume du temps. D'après Gombrich, "les études modernes ont révélé qu'à l'instar des humanistes, (Brunelleschi) tirait sa solution de remplacement du style gothique moins d'une étude des ruines romaines que des exemples pré gothiques florentins dont nous savons aujourd'hui qu'ils appartiennent au roman mais auquel il prêtait probablement plus d'ancienneté et d'autorité."[2] Les contemporains de Masaccio et de Donatello supposaient que le baptistère de Florence était un temple de Mars du temps d’Auguste !

L'irréalisme concerne également le présent. En France, remarque Huizinga, les chroniqueurs ne parviennent pas à remettre en cause leur conception idéaliste chevaleresque en dépit des réalités observées; les analyses de Thucydide étaient beaucoup plus objectives. "L'histoire (...) réduisait le monde aux proportions d'une belle image d'honneur princier et de vertu courtoise"[3]. L'action est tout aussi incohérente: on pense à une croisade vers Jérusalem, alors que les Turcs sont en Serbie, d'où l'impréparation et la catastrophe de Nicopolis en 1392 contre Bayazid.

On peut mesurer l'invraisemblance de la perception du passé en la comparant à la fantaisie des connaissances historiques au XIXe siècle. Le Moyen Âge des Romantiques allemands était pure féerie. Leur nostalgie toute personnelle de l’unité leur dépeignait une dévotion sereine, fraternellement partagée. Les biographies étaient des fables en regard des recherches contemporaines documentées par l'étude des archives. Lettres, plaintes, jugements, redevances étoffent notre vision de la vie quotidienne au Moyen Âge et délivrent la vérité crue des souffrances et des peines. Précisée par les statistiques, l'hécatombe des famines et des épidémies déchire le voile coloré des fêtes et des tournois, tandis que les guerres s'avèrent encore plus aventureuses qu'on ne l'imaginait. Comparée à l’appréhension pluridisciplinaire du présent, notre connaissance des civilisations antiques et précolombiennes reste lacunaire. Elle est même oiseuse quand nous n'en déchiffrons pas l'écriture. Nous extrapolons d'après les ruines, les chroniques, les fresques, les glyphes à notre portée. Combien vagues devaient être pour les lettrés du XVe siècle, les temps bibliques, les débuts du christianisme dont ils ne possédaient que des hagiographies, les coutumes de l'Asie qu'ils se contentaient d'imaginer d'après les objets rapportés, des récits de secondes mains. Dans la pensée comme dans l'action, le réalisme ne cesse de progresser. Il n'y a pas si longtemps, la guerre était encore une joute, les règles d'honneur étaient respectées en dépit de leurs inconvénients; ce n'est qu'à la première guerre mondiale que les uniformes aux couleurs vives ont été remplacés par les tenues kaki et les camouflages.

Aussi, lorsque nous examinons l'évolution du rapport entre la pensée et la réalité, nous sommes frappés par un renversement étonnant. Autrefois, la vie était dangereuse, pénible, mais les conceptions du monde étaient simplistes et irréalistes. Alors que la majorité de la population était foulée du pied, que les razzias de la soldatesque, l'hygiène déplorable, les maladies presque toujours mortelles, l'inconfort nous apparaissent comme le contraire de l'idéal, la réflexion était l'expression du souhait, la philosophie idéalisait le monde. Alors que l'homme était démuni, son imagination s'envolait; alors que son avenir était précaire, ses fantaisies l'abusaient. Malgré l'omniprésence de la violence, les théories dissimulaient la résistance du réel. L'opposition entre les conditions d'existence et l'art est tout aussi paradoxale : alors que la réalité exerçait son emprise maximum, l'art embellissait et satisfaisait la préférence pour les idées; il était la beauté de l'irréel.

Les aspérités de la vie étaient négligées par l'envie d'établir des systèmes cohérents, les détails jugés insignifiants. Moins les hypothèses pouvaient être soumises à vérification, plus on les invoquait avec largesse. La crédulité, le manque d'esprit critique, l'inexactitude des jugements témoignent de la consistance extrêmement labile des connaissances. Imaginer, spéculer, inventer paraissent des activités autonomes et spontanées. Elles fonctionnent en toute indépendance, elles précèdent l'acquisition des connaissances et l'appréhension des détails Et ceci dans l'histoire de l'individu comme dans l'histoire des civilisations. Pourquoi s'étonner de la chute des pommes ? Spéculer sur l'influence des planètes est bien plus exaltant.

Le rapport entre la vie et la pensée de l'élite dans les sociétés postindustrielles est exactement l'inverse. L'existence est lisse, la matière obéit à la volonté, l'action est facilitée par toutes sortes de commodités, la rapidité des déplacements, l'instantanéité des communications rendent la matière presque irréelle. Par contre, la réflexion est submergée par la quantité d'informations et la variété des points de vue; elle peine à trouver son chemin parmi les démentis, les contradictions, les cas particuliers. La complexité de l'analyse scientifique, qui a permis la conquête technique de la réalité, empêche la simplification des représentations. Les enquêtes et les analyses dissuadent l'idéalisation et excluent le symbolisme.

Dans le passé, c'était l'imprécision des connaissances qui hissait la vision des artistes. Elle leur permettait d'exalter les légendes et les hauts faits sans soucis de vraisemblance, de présenter les villes, les costumes et les coutumes dans une élégance purement formelle sans tenir compte de leur conformité avec des repères culturels, géographiques ou historiques totalement inconnus. Lorsqu'ils s'attachent à ennoblir, les peintres ne s'inquiètent guère de l'inégalité des chances. Ils se meuvent dans le monde des principes et accordent à chacun des qualités absolues. Ils dessinent le portrait du mécène dans le cadre rêvé qui honore à la fois sa prestance et leur propre talent. Moins somptueusement vêtu, le page et le soldat sont tout aussi avenants. La conscience professionnelle érige l'apparence en beauté, celle-ci est une valeur en soi, elle rend compte d'une vérité idéale et représente le souhaitable.

Crédulité et affabulation ne correspondent en rien à des certitudes, elles ne reflètent que le flou du savoir. Les connaissances ne sont guère étoffées, ce sont des généralisations à partir de quelques cas ou déduites de rumeurs, des synthèses superficielles. Le réel et l'irréel ne sont pas aussi tranchés qu'aujourd'hui. Un événement incompréhensible n'est pas désigné comme vu ou imaginé. Une catastrophe n'est pas pensée comme une conséquence ou une intervention divine. Une solution n'est pas clairement reconnue comme souhaitée ou prévisible. Les suppositions ne se distinguent pas nettement des démonstrations. L'impossibilité n'est pas franchement différenciée de l'improbable. Les catégories de l'esprit sont à peine constituées, car l'esprit manque d'éléments pour ranger les faits à l’intérieur de frontières solides.

Une conviction basée sur une hypothèse peut être très forte, elle est moins consistante que lorsqu'elle est établie sur le poids des preuves, des examens, des calculs, lorsqu’elle est étayée par les recoupements provenant d'autres domaines d’investigation. Sa force relève du désir ou de l'appréhension. La force des convictions n'implique donc pas leur consistance. Par contre, elle trouve une alliée de choix dans l'imagination. Celle-ci est secondée par les croyances, lesquelles délivrent leur énergie avec d'autant plus de liberté qu'elles sont peu intimidées par les faits.

Les œuvres représentaient l'ascendant des idées; celles-ci étaient converties en exigences plastiques. Les artistes n'étaient pas embarrassés par les contradictions qui nous paralysent aujourd'hui et dont nous avons donné des exemples à propos du combat de Saint-Georges contre le dragon. Le réalisme découvert à la Renaissance est sans commune mesure avec le réalisme de la pensée moderne; il est anatomique, expressif; il ne prétend pas tout révéler, il ne restitue pas les rapports de pouvoirs sous-jacents au sens où l'entend la sociologie; il n'insinue aucune stratégie dans la magnificence, il ne tient pas compte des effets pervers d'une action héroïque, des injustices qu'elle autorise. L'incrédulité de Saint- Mathieu détaillée par le pinceau de Caravage ne contient pas un soupçon d’ironie; la densité physique de la scène n'envenime pas le sujet. L’épaisseur des bourgeois introduits par Quentin Metsys dans la Déposition de Croix ne sabote pas le sens de la passion. Elle est un défi supplémentaire pour le peintre. Le prosaïsme des traits acérés par l'acuité de l'observation est transfiguré par la limpidité de la matière picturale; on demeure dans l'intense, c'est-à-dire dans l'absolu.

Les tableaux du Moyen Âge et de la Renaissance ne rapportent qu'une portion infime de la réalité telle que nous la concevons aujourd'hui. Si la formule "l'art représente l'époque" a quelque chose de vrai, il convient de préciser qu'il représente l'idéalisme et l'irréalisme de l'époque, laquelle était encore imprégnée d'animisme et de superstitions.

C'est aussi par commodité que la pensée empruntait des mythes à l'Antiquité. En effet, le choix des héros s’explique par l'impatience des artistes à fournir les preuves de leur savoir-faire, leur prestige est accru à un moment où le langage pictural est capable d'en donner une image extraordinaire et convaincante. Est-ce que la musique ne reprendra pas des figures en décalage sur la sculpture et sur la peinture pour la raison principale qu'elle parvient enfin à la plénitude de ses moyens ? Alors que les prophètes sont délaissés ou pervertis par le pinceau, Couperin, Delalande, Gilles, Charpentier nous livrent des lamentations et des leçons de ténèbres à la fin du XVIIe siècle, cinq cents ans après l'Isaïe de Souillac, deux cent cinquante ans après Donatello et Sluter.

Or il est incontestable que le style de cette période détient la primauté. La peinture du XVe et du XVIe siècle dépasse en noblesse, en plastique, en rigueur, en science même, les œuvres qui viennent ensuite. Ne faut-il pas en conclure que le beau se meut dans l'idéalisme et que l'irréalisme est son terreau ? L'art était grand quand l'image était à la hauteur de l'idée. L’anthropomorphisme des mythes et son héritière la pensée imagée lui conviennent parfaitement. Nous vitupérons l'idéalisme comme s'il trompait sciemment. Mais à cette époque, c'était la forme moralisée, par la classe au pouvoir, d'une pensée morcelée qui observait les maux à distance, les abordait comme des fatalités, des énigmes, des défis. Dans ces limites l'élite choisissait les sujets qu'elle considérait comme essentiels. La peinture et la sculpture les traitaient « en soi », proposant à l'admiration des figures qui nous parlent encore.

On pourrait en conclure que c'est peut-être ce rapport-là qui devrait demeurer inchangé : l'art devrait rester tributaire d'une imagination qui ne s'encombre pas de détails et qui vise l'idée. L'objectif serait d'exprimer les affects en leur donnant toute leur force autonome. Idéaliser signifie alors les isoler et les intensifier en tant que tels, les débarrasser des compromis qui affaiblissent, les épurer des renoncements de la lâcheté, des tentations du confort. Cet idéalisme ignore le cynisme qui pourrait succéder à la victoire, il ne tient pas compte des intérêts qui étaient en jeu ni de la vanité qui viendra couronner la satisfaction, ni des renversements de valeurs dans d'autres circonstances.

Ce n'est pas que l'art doive s'interdire de traiter le cynisme, la lâcheté ou la volonté de puissance. Mais au lieu de se servir de la dérision comme d'un filtre qui dégrade systématiquement tous les thèmes, il aurait intérêt à incarner les abus dans des personnages ou des scènes distincts. La complexité du monde ne peut pas être ignorée, mais une peinture est bien trop étroite pour envisager l'imbroglio des facteurs, elle a avantage à les découper et les traiter séparément. Son but est de faire sentir, non d'expliquer. C'est la diversité des figures et des œuvres qui reflétera la diversité de l'esprit et sa complexité. Est-ce que Dostoïevski ne procède pas de cette façon lorsqu'il divise sa propre idiosyncrasie en trois êtres, les frères Karamazov ? Au lieu de se présenter lui-même ruminant des envies, paralysé par ses contradictions, neutralisé et indécis, il crée des personnages denses, chacun allant jusqu'au bout de son tempérament.

La fin de l'art nous inquiète et nous vexe, alors même que nous jouissons de l'art du passé dans sa spécificité esthétique. Les tentatives disparates accumulées depuis une cinquantaine d'années pour inaugurer des moyens d'expression conformes à notre époque, pénétrés d'informations, politisés, avertis, lucides, sans illusions, nous amènent à conclure que ces critères contrarient les exigences du beau. La complexité des phénomènes dont l'esprit est aujourd'hui conscient nous incite à penser que la liaison intime entre art et conception du monde est révolue. L'art de la Renaissance était grand parce que la conception du monde était imagée, idéaliste et ambitieuse quoique limitée. Notre vision est corrodée par l'absurde, envahie de démentis, d'ironie, de soupçons qui ne conviennent pas au caractère entier du beau.

Oserions-nous dès lors avancer la proposition suivante : la création pourrait se désolidariser de l'appréhension pluridisciplinaire du monde, revendiquer l'autonomie d'une pensée propre, reconquérir un mode de pensée imagé. La difficulté réside dans le fait qu'aujourd'hui, une telle démarche est dissuadée par l’omniprésence du courant sociologique qui oppose un refus catégorique à l’éventualité d’isoler les comportements les uns des autres ou de les extraire de leur contexte. Il s'ensuit que le psychique et le moral, qui étaient exprimés sous la forme religieuse, philosophique, littéraire ou esthétique, cèdent la place au social et au sociologique.

Mais une autre antinomie peut encore être mise en évidence. Tandis que la connaissance ne cessait de s'enrichir de démonstrations, et par suite, de démasquer les erreurs induites par l'apparence, tandis que l'homme s'émancipait des vérités révélées et dénonçait l'hypocrisie des comportements, parallèlement, l'art accumulait des détails qui donnaient à l'image une présence de plus en plus prosaïque. Alors que l'apparence devenait suspecte dans la réalité, la virtuosité ne résistait pas à la tentation de l'illusionnisme, le naturalisme ambitionnait de coller à la réalité. Ces deux évolutions allaient à contresens, car d'un côté, l'art était tenté de donner l'illusion du réel, prétention qu'il ignorait jusqu'au XVIIe siècle, d'un autre côté, la lucidité conduisait au mépris de l'illusion.


[1] D. Boorstin, Les Découvreurs, p. 578. Laffont, Bouquins.

[2] E. Gombrich, Ecologie des images, pp. 128, 131 et 134. Flammarion.

[3] J. Huizinga, L'Automne du Moyen Âge, pp. 80 et 115. Payot.

26   Crédulité, animisme, anthropomorphisme

28   Persistance de l'irrationnel, disparition de l'anthropomorphisme