Table des matières

Plan du site

22   Nécessaire retour au symbolisme

III. Fonctions et méchanismes  
24   Différence entre jouissance et création

 

II. Thèmes et figures

23  Le tragique


 

 


ill.160  Khnoum, entre 1070 et 380



ill.161  Chauve -souris anthropomorphisée. Culture zapotèque, entre 1000 et 1500

 

 


ill.162  Vishnu Varaha, art gupta,
Ve siècle ap. J.-C.

 

 

 

 

 

Maléfiques et tyranniques - 1987-2006

Notre attirance pour les allégories de la mort, de l'enfer et du jugement dernier a encore une autre dimension. Ce que nous éprouvons devant ces tableaux ressemble à l'effroi devant le sacré que Rudolph Otto a décrit dans son ouvrage Le Sacré.

Il en a relevé les composantes : le tremendum, la terreur qu'inspire l'ira, le courroux de Dieu, le sentiment de n'être qu'une créature devant l'absolue supériorité de la puissance, le sentiment de vulnérabilité devant la volonté divine, le Numen. Ces émotions négatives sont étroitement mêlées à une attirance qui s'explique par un autre pouvoir du sacré, le fascinant. Sans doute, la terreur devait l'emporter dans les temps les plus lointains, mais l'attirance devait exister aussi, car comment expliquer autrement le culte rendu aux dieux ? La fusion des émotions contraires est perceptible dans le mot sanscrit ârâdh qui signifie au sens large rendre hommage à la divinité et au sens propre réconcilier, apaiser la colère. Mais Otto devine des manœuvres psychiques encore plus complexes :

"La terreur n'explique pas que le numineux est l'objet de recherche, de convoitise, de désir, qu'il est désiré non pas seulement en vue de l'avantage naturel, de l'aide que l'on en attend, mais encore pour lui-même. Ce désir se manifeste non seulement sous la forme du culte 'rationnel', mais dans ces étranges pratiques 'sacramentelles', ces rites et ces méthodes de communion par lesquels l'homme cherche à prendre possession du numineux. A côté des manifestations et des formes normales et faciles à comprendre de l'activité religieuse, telles que pratiques propitiatoires, demandes, sacrifices, actions de grâce, qui sont au premier plan dans l'histoire des religions, se trouve une série de choses étranges qui attirent de plus en plus l'attention et dans lesquelles on croit pouvoir reconnaître, à côté de la simple religion, les racines du 'mysticisme'. Au moyen d'une quantité d'actes étranges et de formes fantaisistes de médiation, l'homme religieux cherche à se rendre maître de la réalité mystérieuse elle-même, à s'en pénétrer et jusqu'à s'identifier avec elle. (...) Sans doute, à l'origine, les moyens étaient ici purement magiques et l'intention première était de s'approprier la force prodigieuse du numen en vue de buts ''naturels'. Mais on n'en reste pas là. La possession du numen et la prise de possession par lui deviennent en elles-mêmes des buts, sont recherchées pour elles-mêmes, à l'aide des procédés les plus raffinés et les plus sauvages de l'ascétisme. La vita religiosa commence. Demeurer dans ces étranges et souvent bizarres états de possession numineuse devient en soi un bien, et même un salut, qui est complètement différent des biens profanes obtenus par la magie."[1]

Otto estime que le sacré - le numineux - est une manifestation du divin, qu'il prouve l'existence de Dieu. Nous ne sommes pas obligés de le suivre jusqu'à ce point. Pour nous, le sens du sacré fait partie de la panoplie des émotions humaines. Il n'est pas nécessaire de croire en Dieu pour éprouver l'effroi devant l'immensité qui nous échappe ou la vénération devant les phénomènes admirables et étonnants de la nature, mais aussi l'effroi devant l'impétuosité, l'ambition ou l'exigence du psychisme. L'insondable, l'inconnu, l'infinité du monde suffisent à expliquer pourquoi de telles émotions sont apparues. Dans une perspective darwinienne, nous devrions considérer que ces émotions ont été préservées pour leur utilité ou leur agrément. On peut considérer comme utiles l'état d'alerte et la vigilance dans lesquels nous plonge l'angoisse. Peut-on en dire autant de la volonté utopique décrite par Otto, le besoin de dominer ce qui nous subjugue. Tel cherche à posséder le numineux par l'ascèse, dit Otto, le mysterium ainsi éprouvé procure une béatitude inouïe. L'homme veut s'approprier le mystérieux, être son complice. Il espère se mettre à l'abri de son arbitraire. Toutes ces émotions remontent certainement de la profondeur de notre être devant les grands tableaux du Moyen Âge qui sont de magnifiques allégories de notre condition.

La maîtrise de l'inquiétude, le plaisir de la maîtrise, ont été repérés et identifiés par Freud. La maîtrise semble un acte imaginaire pur. C'est l'ensemble de toutes ces opérations mentales destinées à conjurer la peur. Peur objective, mais amplifiée elle aussi par l'imagination. Aussi pouvons-nous continuer de nous interroger sur le bien-fondé de l'imagination. Ne nous tend- elle pas plus de pièges qu'elle nous procure d'idées utiles ? Serait-ce le plaisir réel de l'imagination qui l'a préservée, en dépit des leurres qu'elle fait miroiter devant nos yeux ? Le plaisir octroyé par les illusions ne serait-il pas nécessaire à l'homme pour lui permettre d'affronter la dure réalité ? L'augmentation de l'angoisse ne serait-elle pas le corollaire de l'exaltation du plaisir, toutes les deux découlant d'un même mécanisme amplificateur ?

L'homme à tête d'animal nous fascine d'une façon toute particulière. Quand de surcroît sa dimension nous domine, l'effet est encore accru. On peut comparer à un effroi attirant le choc éprouvé devant l'Horus hiérocéphale et le dieu Khnoum des Egyptiens, devant la Chauve-souris anthropomorphisée des Zapotèques, devant le Vishnu Varaha des Hindous. La confrontation avec la statue est évidemment plus impressionnante que le regard porté sur une reproduction de vingt centimètres. Haute de deux mètres, la Chauve-souris anthropomorphisée menace notre esprit, elle nous assène la crainte de perdre notre intégrité, d'être dépossédé, soumis à une force animale dangereuse. Comment ne pas lier le sentiment de ne plus être maître de notre personne à la terreur que la volonté nous échappe bel et bien. Et aussi à la certitude que le sujet de l'être est de plus en plus énigmatique, que nous devons nous arranger de constats terrifiants : notre individualité ne nous doit rien, nous ne savons pas qui remercier ou qui conspuer de nous avoir constitués tels que nous sommes, les puissances tutélaires qui ont nom biologie, physiologie, hasard, circonstances, se jouent de nous. La figure hybride peut aussi répandre un climat protecteur. Le Vishnu Varaha d'Udayagiri, ce grand homme à tête de sanglier d'au moins trois mètres de hauteur, est sculpté avec une si grande douceur, dans une pierre d'une teinte rose si gratifiante, que les sentiments d'étrangeté sont apaisés, comme si la puissance tutélaire était notre alliée.

Le goût de l'effroi ne nous serait pas autorisé, le plaisir de la maîtrise ne nous serait pas communiqué, si l'art n'usait de perspicacité pour servir ce mécanisme, lorsqu'il vise les tréfonds de notre condition et nous ramène de si loin. Les êtres hybrides que Max Ernst a dressés dans son tableau L'Antipape, jouent également sur l'aliénation, la dépossession, mais d'une façon plus morbide. En repoussant volontairement le tact et le bon goût nécessaires à l'abandon, le peintre crée des figures qui nous stupéfient, mais nous demeurons sur nos gardes, nous ne pouvons guère nous attarder longtemps devant elles ni nous confier à elles.

Les émotions imaginaires font vivre l'esprit - ou le cerveau. L'ultime exalte les émotions au maximum. C'est un besoin de paroxysme qui nous attire vers les tragédies grecques : l'inéluctable nous grandit, l'irrémédiable ennoblit notre souffrance qui autrement semble mesquine et vaine. Dans la tragédie, les ordres infligés au héros rendent l'existence valable, l'action lui donne de l'importance, l'expiation la prend au sérieux. Les puissances ne se contentent pas de subterfuges, leurs commandements ne sont pas interchangeables. Un destin inexorable du début jusqu'à la fin étanche notre soif de sens, une soif qui est d'autant plus vive que nous nous savons issus du hasard et livrés au hasard. La fatalité est à la fois redoutée et recherchée. Elle est redoutée parce que nous sommes à sa merci. Elle est recherchée parce qu'elle l'emporte sur le hasard et nous légitime. Sans doute entre-t-il, dans cette jubilation, l'illusion de dominer l'absurde et la mort. Mais l'absurde et la mort ne sont pas seuls en cause.

Les faits mythiques, même s'ils ne sont qu'imaginés, et parce que ils ont été imaginés, prouvent que des exigences existent réellement. Le terrible, nous pouvons l'éprouver devant les impératifs du psychisme. Certaines exigences sont tellement tyranniques qu'elles nous martyrisent et nous ruinent. Telles des démones, elles nous lancent des fléaux. Nous retrouvons au niveau individuel et subjectif, l'amalgame archaïque entre la colère divine et le mal. Les prophètes eux aussi peuvent être considérés comme des figures de l'exigence; leurs sermons ressemblent à des malédictions. Pourrait-on restituer la force terrible des injonctions sans l'intermédiaire de la religion et des mythes ?

[1] R. Otto, Le Sacré, pp. 59-60. Petite bibliothèque Payot.

 

22   Nécessaire retour au symbolisme

III. Fonctions et mécanismes  
24   Différence entre jouissance et création