Table des matières

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21   Dérives du réalisme

23   Le tragique

 

II. Thèmes et figures

22     Nécessaire retour au symbolisme




 

  

 

  

 

 

    

    

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Prisonniers,
1995-2001

Une première façon d'assurer la crédibilité de l'œuvre serait d'en conserver le secret et de respecter une période de deuil. Mais la meilleure solution, si l'on est convaincu que la barbarie et les persécutions doivent et peuvent être traitées plastiquement, ne serait-elle pas d'envisager le sujet d'une manière allégorique, sans référence aucune à l'actualité? Outre la persécution des martyrs, l'art traditionnel a traité la barbarie dans le thème du massacre des innocents. Pour le Moyen Âge cet épisode était non seulement lointain mais mythique; le magnifier n'était dès lors pas choquant et l'on peut encore s'inspirer de ce modèle.

C'est ainsi que Henri Rousseau a réalisé en 1894 un tableau puissant, La Guerre, dont la résonance peut être comparée aux Triomphe de la mort du Moyen Âge. Sans doute sa vision a été préservée des horreurs perpétrées à grande échelle au XXe siècle, elle est néanmoins atypique : le peintre opte résolument pour l'allégorie, il renonce au réalisme. Sans afféteries ni grandiloquence, il pose clairement des affects extrêmement émouvants. La blancheur des cadavres ne nous dégoûte pas, elle attire notre compassion, la furie déchaînée dans le ciel n'a rien de morbide, nous la regardons en face, comme stimulés par le souffle qui anime le style et la composition. Cette vigueur n'est pas du tout déplacée dès lors que le sujet est traité dans l'absolu, comme une idée qui est transformée en image.


ill.156  Henri Rousseau, La guerre. 1894

Une légende de la main de Rousseau commente:
"Elle passe effrayante, laissant partout le désespoir, les pleurs et la ruine."

Le passage au symbolique permet de traiter le sujet en soi, avec le minimum d'optimisme nécessaire à la vie. Considérons la représentation d'un prisonnier et examinons quelle leçon nous pouvons tirer des procédés traditionnels. Choisissons un exemple particulièrement révoltant, les victimes de la civilisation maya, offertes en sacrifice. Les captifs de Toniná disposés à genoux aux pieds d'un dignitaire, les bras liés derrière le dos, sont simplement vêtus d'un pagne et parés d'un pectoral. La pose est digne, le modelé des torses dressés est raffiné, les commentateurs le jugent même exceptionnel dans l'art maya. Ils honorent leur vainqueur ou la divinité locale. Nous n'ignorons pas qu'ils ont été immolés, nous savons que leur parure et leur beauté sont destinées à remplir un hommage odieux. Pourtant, il nous est impossible de nier ou de refuser le plaisir ressenti. Même chose lorsque nous rencontrons les captifs entassés à la base de la stèle 12 de Piedras Negras. Les corps potelés et ligotés, les faces levées horizontalement, sont tellement bien dessinés et les dégradés si voluptueux que nous n'allons pas bouder notre plaisir, d'autant qu'il est admiratif. Il n'y entre pas une once de cruauté, la détresse des visages désespérément tendus est humaine et nous l'apprécions comme telle.


ill.158  Captif. Maya, 550-950, Toniná



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ll.159  Captifs. Détail de la Stèle 12. Maya, 795, Piedras Negras

Si nous voulons savourer ces œuvres, comme leur beauté nous y invite de par une attraction naturelle, nous sommes obligés d'apporter des correctifs à la sensation de plaisir. L'éloignement temporel, la distance de la matière, la cruauté des mœurs, plus ou moins justifiée par les superstitions de la mentalité primitive, nous suffisent à accepter la contradiction. Nous insistons sur le fait que, dans un cas comme dans l'autre, la cruauté n'est pas perceptible par les sens.

Comparé à ces images, une peinture violente, bâclée dans le but d'insister sur les brimades endurées, nous donne l'impression que la personne est avilie par la brutalité, ravalée au statut de jouet, qu'elle est réduite à une seule dimension. Cette sensation est-elle souhaitable ? Le jugement et les informations que nous pouvons puiser dans la presse et les études ne suffisent-ils pas. Ne sont-ils pas plus appropriés ? Le caractère primaire de la peinture dite subversive colle au scandale de la grossièreté et de la barbarie, mais cette adéquation est-elle justifiée ?

Si la peinture est une allusion à des sévices éloignés dans le temps, pouvons-nous nous déclarer satisfaits par un œuvre mortifiante et dont la grossièreté aurait cette intention de gifler le spectateur ? S'il s'agissait de représenter un prisonnier qui a été mutilé et humilié actuellement, est-ce que la veulerie tout autant que le raffinement ne nous paraîtraient pas déplacés dans ces circonstances.

Est-ce que l'allégorie ne serait pas la seule façon de conserver le beau ? Nous ne dissimulons pas que c'est l'admiration des critères traditionnels qui nous invite à transformer notre point de vue. C'est parce que nous pensons que l'art est une valeur en soi, qu'il doit être conservé. Ce point de vue domine les autres et impose un réajustement de la conception.

Il nous semble que si nous accédons au symbolique, le beau est non seulement permis, mais en outre il restitue une dignité au captif. Les nuances lui font récupérer d'autres dimensions de sa personne. Le beau ne vise plus, comme au temps des Mayas, à honorer le dieu, à flatter le prince, à immortaliser le vainqueur, il célèbre la victime en tant que personne. Dans le prisonnier, l'homme n'est pas oublié. Au contraire l'image choc borne la victime à sa déchéance, elle ne tient compte ni de la résistance intérieure, ni de l'effort de la pensée qui se soustrait à l'apparence et persiste en dépit de l'humiliation. Même une figurine de dix centimètres peut accomplir la métamorphose, il suffit qu'elle présente sensibilité, talent ou trouvaille. Ainsi, le prisonnier libyen, dont la cambrure et le jeu des angles droits constituent un apport au domaine des formes. Cette transformation est inconcevable si nous pensons aux sévices réels et aux mutilations affreuses dont nous sommes les témoins actuellement.

 


ill.157  Prisonnier lybien. 1580-1090 av J.C.

La qualité esthétique rend à la victime l'intégralité de son esprit, elle restitue son humanité, le respect qui lui est refusé dans le réel. Cette opération paraît chimérique, inutile et choquante, mais elle n'est choquante que parce que l'on s'est mis à croire que l'art pouvait agir sur le réel. Or, sur les faits, l'art n'a aucune prise, son impuissance est patente.

Par conséquent, au lieu de suspecter l'art de mensonge, de rivaliser avec le sociologue et le journaliste, ne faudrait-il pas accepter ses limites et lui réserver le vaste champ des émotions imaginaires ? Nous entendons par-là qu'il y a une différence entre la détresse éprouvée dans l'art et la détresse éprouvée dans la vie. La distinction entre la simulation et la réalité demeurera toujours, il est inutile de la nier. L'impuissance de l'art n'est pas totale, la douleur imaginaire peut se porter au secours de la tristesse réelle, elle ne protégera jamais de la violence.

En Inde, l'art demeure de plein pied dans le divin. Au VIe siècle comme au XIIIe et encore au XVIIIe, ni le contenu, ni la forme ne rivalisent avec la vie. Aucun Shiva destructeur n'a jamais été comparé à un despote, aucune guerre n'a jamais été relatée (les entorses à cette règle sont rares, ainsi, une frise du temple de Venkanatha à Kanchipuram illustre la campagne des Pallava contre les Chalukya). Il en résulte que les non-croyants peuvent immédiatement interpréter les légendes comme imagination pure. La suprématie du style sur l'anatomie empêche également de confondre le rêve et la réalité. Cette forme d'art est sans équivoque une forme de l'esprit.

Elle l'était en Occident avant que le réalisme ne donnât aux fables la même apparence que les événements historiques. Le rendu a prêté à l'expression une intensité et un pouvoir d'illusion extraordinaire. Bien éloigné de notre propos l'idée de dénigrer ce pouvoir et cette performance. Mais il est urgent de reconnaître que ce n'est pas cette consistance à elle seule qui nous subjugue dans les œuvres de la Renaissance. Celles-ci exercent sur nous un ascendant unique parce qu'elles combinent le rendu, le symbolisme et le style. La fusion de tous ces atouts lui permet d'allier l'incarnation saisissante du réel et la force de l'imaginaire. Le réalisme de ces peintures n'est pas celui que nous entendons aujourd'hui, il est limité à l'apparence, il réside dans la précision et la sensualité de l'anatomie, la vérité des expressions, la densité des objets dessinés en perspective, le soin des matières. Loin de refléter le fonctionnement de la société, loin de vouloir tout montrer, il aiguise des émotions qui ont été sélectionnées. Pour ce qui est du terrible, l'art est beaucoup plus dans son élément lorsqu'il se contente de stimuler l'esprit. Qu'il s'empare du réalisme dans ce but a un tout autre sens que s'il voulait rendre compte d'un fait réel.

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