Table des matières

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20  L'Apocalypse

22   Nécessaire retour au symbolisme

 

II. Thèmes et figures

21     Dérives du réalisme

 

On pourrait se demander si le réalisme n'a pas concouru à dévier l'art de ses dimensions spirituelles au sens large. De plus en plus, l'art veut rivaliser avec le réel. Le phénomène ne prête pas à conséquence tant que l'on aborde des scènes de la vie quotidienne. Mais dès que l'on veut traiter des thèmes mystiques ou métaphysiques, l'appréhension s'en trouve perturbée.


ill.153  Dürer, Cavaliers de l'Apocalypse.1498

L'interprétation des Quatre cavaliers de l'Apocalypse, la fameuse gravure de Dürer, exprime bien ce glissement. La figure de la famine épaisse et vulgaire, qui brandit la balance au centre de la composition a été comparée à Goering par Frédéric der Meer qui s’exclame : "Que sous le déguisement des fléaux de la colère divine, il ait visé les fripouilles de son monde à lui, voilà qui n'en donne que plus d'actualité à ses cavaliers, et pour tous les siècles à venir. Quiconque s'est aventuré à traiter le sujet a pillé Dürer"[1]. Ce rapprochement reflète parfaitement notre vision moderne. De la part de l'auteur, il n'est pas sans nous étonner car son étude, exclusivement consacrée aux représentations chrétiennes de la prophétie, contribue au contraire à nous en rappeler l'intégralité. Il est vrai que les cavaliers ont été assimilés dès le Moyen Âge à des fléaux réels, et il est possible que la gravure de Dürer ait été comprise dans ce sens. Il est moins certain que Dürer lui-même ait visé les "fripouilles" de son temps. Sous le burin du maître de Nuremberg, la grossièreté du cavalier à la balance ne signifie pas obligatoirement la brutalité du mal. Les visages des deux autres cavaliers sont fins. L'archer est aristocratique et sage, le soldat âgé tient son glaive comme éprouvé par la besogne ingrate. De telles expressions sont rares chez Dürer. Quant à la Mort, terrible, hideuse, presque comique, certainement pas grossière ni primaire, elle est dans la tradition des Triomphes de la mort. Dürer n'est pas attiré par la beauté sensuelle italienne. Son Saint-Georges, soldat endurci à la mine patibulaire, n'a rien d'un chevalier de conte. Le peintre n'assimile pas la vertu à la noblesse des traits, il suffit de considérer, parmi les gravures illustrant l'Apocalypse, les têtes des élus tenant les palmes pour s'en convaincre : le personnage central du bienheureux ressemble comme un frère au cavalier à la balance.



ill.155  Memling, Vision de saint Jean à Patmos. Détail. 1475-79

Les cavaliers de l'Apocalypse sont d'authentiques justiciers.

La modernité, qui redoute d'évoquer la punition comme une nécessité légitime, aura tendance à prêter aux agents du châtiment la physionomie veule du bourreau. En effet, la connaissance (scientifique, sociologique, psychologique) ayant ébranlé la notion de la responsabilité, l'inégalité des chances dans la société venant se conjuguer avec le poids injuste du hasard et l'impunité des plus habiles, nous hésitons à condamner. Toutefois, renchérir sur la laideur de la punition (que ce soit par un refus de l'esprit de revanche ou pour se désolidariser de l'ordre établi) nous ramènerait à la vision sommaire dont nous avons déploré la facilité et l'effet débilitant. Confondre le principe de la punition et son application parfois suspecte ou injuste, orienterait la représentation vers l'imitation de la réalité que nous pensons susceptible de malentendus.

Afin d'éviter cette dérive négative et déprimante, il nous semble préférable de maintenir une conception des œuvres s'adressant en premier lieu à la conscience individuelle. Considérée dans cette optique, l'image de la punition ne se réfère pas à une peine effective. Elle est conçue et présentée comme une peine prévisible, comme conscience de la faute. Quelle que soit son impétuosité, la figure ne cherche pas à déborder son statut imaginaire. Que la condamnation varie, selon les personnes, du frein à l'autodestruction, elle est identifiable comme une tendance psychique parmi d'autres. Les cavaliers peints par Memling étaient d'authentiques justiciers. Ceux du Beatus de Saint-Sever également; la Bête y est plus naïve que terrifiante; les couleurs nous ravissent et nous emmènent dans le merveilleux. Nous pourrions presque y voir le merveilleux de l'esprit humain lorsqu'il présente ainsi une palette d'instances et de tourments, à la fois conflictuels et vivifiants.

Or, de proche en proche, le châtiment a acquis la signification du mal, l'idée de l'expiation a disparu du thème et conséquemment le sentiment de la faute. Jusqu'à Dürer, l'Apocalypse montrait l'acharnement de la Bête et son pouvoir sur les hommes, la fureur divine, un test ultime en vue de départager les justes et les mauvais, la victoire finale de Dieu. Petit à petit, les divers fléaux se confondent et deviennent déferlement du mal. L'allégorie était destinée à rappeler l'homme à sa responsabilité, elle se ramènera à une allusion globale à la barbarie réelle.



ill.154  La Bête. Détail. Beatus de Saint-Sever. 1000

La naïveté ne provoque pas le dégoût.

Les prédicateurs chrétiens ne sont pas les seuls à avoir commis l'amalgame entre la guerre et la prophétie. En Pologne en 1914, nous raconte Isaac Bashevis Singer dans La famille Moskat, il se trouve des rabbins pour admonester la jeunesse, dont les mœurs leurs paraissent toujours plus dissolues, en invoquant la guerre imminente comme une punition. En 1939, le tic refait surface. Mais dans la panique épouvantable causée par l'invasion nazie, toute possibilité de fuite impossible, c'est la folie qui s'empare de Menassah David dont le soliloque rend maintenant un son lugubre : "L'homme a le devoir de bénir Dieu pour le malheur qui l'accable aussi bien que pour le bonheur qui le comble. Nous vivons les affres de la venue du Messie - les guerres de Gog et Magog... C'est le commencement, conforme aux paroles du livre de Daniel. Bande d’idiots !" Et c'est le désespoir, non la promesse du salut qui arrache à Hertz Yanovar les paroles maintes fois ressassées, les dernières du livre: "Le Messie viendra bientôt. (...) La mort et le Messie ne font qu'un."[1]

Les perspectives eschatologiques doivent absolument demeurer imaginaires. Alors seulement l'illusion ne trompe personne. Le professeur Yechayahou Leibowitz, "d'esprit profondément religieux" et "sioniste convaincu" faisait remarquer récemment : "Le futur auquel le Messie appartient est permanent. Pour parler de la venue du Messie, on utilise l'expression "la fin des temps» : autrement dit, cela ne se produira jamais. Tout Messie qui vient est un faux Messie."[2] On ne peut pas être plus clair. Toute assimilation de la réalité au divin devrait être proscrite. Proposer une transcendance permet de situer les objectifs aussi hauts que possible, il ne faut pas la dénaturer en s'en faisant le gardien. La révolution trompe elle aussi lorsqu'elle déclare être sur le point d'atteindre ses objectifs. Tant que l'idéal demeure dans la représentation, il n'abuse personne, il maintient l'espoir et renforce la détermination. L'idéal devient l'exemplaire, le souhaitable : la valeur. L'art également ne devrait pas prêter à confusion. L'Apocalypse et le Jugement dernier devraient rester clairement des allégories. Celles-ci représentent alors sans ambiguïté des espoirs de justice et de rédemption, elles figurent des tendances psychiques. Une règle similaire s'applique à l'expression de souffrances extrêmes. De la même manière que le mal et la douleur, lorsqu'ils dépassent la mesure, ne peuvent être assimilés à l'œuvre divine, l'art ne devrait représenter ni des exterminations de masse ni des humiliations physiques abominables, car il serait inadmissible qu'il en profitât.

Au cours des derniers siècles, on est passé progressivement de l'allégorie de la mort au reportage sur la mort réelle. La peinture des fléaux inclus dans les allégories était autrefois considérée comme des signes, des avertissements. Ceux-ci ont cédé la place à une dénonciation des persécutions actuelles. On a abandonné l'imaginaire pour la réalité. Ce glissement a ordonné, à juste titre, une modification des critères. En 1824, Delacroix avait résolu le problème en ciblant soigneusement son sujet, il n'exaltait pas l'esprit guerrier, il honorait les victimes des Massacres de Scio en les présentant blessées mais vivantes et dignes au premier plan. De cette manière, il pouvait encore user d'un style traditionnel. Or même ainsi réorientée, cette vision est devenue impossible.

Car en outre, parallèlement à ce processus, le beau qui était jadis surtout édifiant, a été progressivement reconnu comme une source de plaisir. La collusion de ces deux évolutions était inévitable. C'est au XXe siècle, dans nos démocraties soucieuses d'exposer la réalité sans apprêt, que devait éclater le scandale : le plaisir esthétique ne pouvait plus être appliqué à la souffrance et à l'humiliation, embellir la guerre et les victimes devenait honteux.

On croira, dans un premier examen, que ce sont les cataclysmes de notre siècle qui ont balayé dans leur sillage toute commisération. La barbarie a dépassé l'imaginable. Les guerres, les famines qui nous sont rapportées avec crudité ne demandent plus la compassion. Celle-ci paraît désormais hypocrite et inutile. Ennoblir ces malheurs-là est devenu odieux.

En effet, la certitude que le mal est humain et non plus satanique ni cosmique, transforme complètement l'optique, elle interdit le confort de l'abandon au fatalisme. Les mécanismes du passé nous sont devenus interdits. Le fait que nous portions la responsabilité des guerres et des injustices sociales rend absolument vain de représenter le malheur dans un but émotionnel, privé et égoïste : la souffrance de la planète réclame de l'efficacité. Nous en tirons la conclusion que l'art doit déranger, scandaliser. Il doit nous dégoûter de nous-mêmes, provoquer un sursaut.

Mais si nous poursuivons la réflexion, nous ressentons que la discordance entre le beau et la souffrance est surtout scandaleuse lorsque les malheurs sont contemporains de la création. Alors, est-ce que nous ne sommes pas forcés d'admettre qu'évoquer une guerre ou une famine, lorsque l'on se trouve soi-même à l'abri, est de toute façon honteux, que cette œuvre soit de type traditionnel, ou qu'elle soit de type subversif ? De plus, nous devrions nous poser une autre question : cet art dérangeant pousse-t-il réellement à l’action ? A qui est-il destiné ? N'avons-nous pas affaire à une nouvelle utopie ? La solution ne devrait-elle pas être plus modeste ?

L'art n'est-il pas entraîné dans un rôle qui ne lui est pas approprié à la suite d'une identification au journalisme ? Admettons que nous ayons affaire à deux modes de connaissance de l'homme. Sont-ils pour autant identiques, est-ce que leurs caractéristiques, leurs fonctions ne diffèrent pas sur des points essentiels. Tout d'abord les reporters sont présents sur le terrain et prennent parfois des risques. Enfin l'information ne cherche pas à déclencher le plaisir que l'image artistique est en droit d'espérer. Que les passions se mêlent à l'indignation, que la lutte pour la vérité et la justice se teinte d'enthousiasme, même à propos de crimes et de guerres, on ne peut l'empêcher, l'esprit humain est incapable de se mobiliser sans investir des énergies positives. Mais la jouissance esthétique est d'un type nettement privé et contemplatif. Aussi, nous pensons que l'art devrait renoncer à représenter les souffrances réelles et actuelles lorsqu'elles sont particulièrement abominables. Quant à l'art subversif, de nouvelles raisons rendent plus douteux encore ce type d’engagement : la publicité immédiatement accordée à tout esclandre politisé et le bénéfice qui découle du scandale. Dans ces circonstances, comment préserver l'honnêteté des motivations ?

[1] F. der Meer, L'Apocalypse dans l'art, p. 302. Fonds Mercator.

[2] I. B. Singer, La famille Moskat. Stock.

[3] La Mauvaise Conscience d'Israël, entretiens avec Joseph Algazy, Le Monde Editions, extrait reproduit dans Le Monde diplomatique de avril 1994.
 

S080   L'ange justicier, 1989, bronze           S150   Le bourreau, 2002

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