Table des matières

Plan du site

28   Persistance de l'irrationel,
disparition de l'anthropomorphisme

30   L'art pour l'art

 

III. Fonctions et mécanismes

29  L'acte et la représentation,

déperdition ou transformation?  



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    Femme déposant
un ex-voto, 1996

                  

 

Pauvre d'esprit ayant fait le voeu
de demeurer sur une jambe, 1993

Se dépenser, donner de sa personne pour mériter, se concilier le destin, apaiser la culpabilité ou la honte.

  

 

 

Architecte consacrant un pieu de fondation en hommage à la géométrie, 1991

Un culte à la géométrie?
Lui faire confiance,
lui confier des critères esthétiques.

 

 

 

Homme prononçant un voeu, 1995

Espérer peut être figuré; le cérémonial rend hommage à l'idée souhaitée,
il consolide une résolution privée.

 

  Un homme scrupuleux, 1994

 

Négociateur, 2010

Il est vrai que, comparé à cette adéquation parfaite de l'instinct et de son ornement, vivre dans les représentations peut donner l'impression d'une dégénérescence. Ce sentiment de décadence est amplifié par des pressions qui, de tous côtés, s'exercent dans le sens d'une dévalorisation de la représentation. L'image est galvaudée, l'idéalisme méprisé; malgré son prestige, la culture est parfois présentée comme un palliatif. La nécessité de l'efficacité, le réalisme tendent à déprécier la sensibilité, la contemplation, l'intériorité. En ramenant l'invention à une compensation, les motivations intellectuelles à d'autres, primaires et authentiques, la psychanalyse, et surtout la vulgarisation de la psychanalyse, à leur tour renforcent le malaise.

Est-ce pour contrer cette déperdition que l'art a pu récemment être conçu comme un spectacle sanglant, une exhibition masochiste, qu'il a paru amorcer un retour à des pratiques sacrificielles ? En poussant le besoin d'intensité à cette extrémité, les dites "actions" nous obligent à réfléchir plus avant sur la nature de notre nostalgie, car cette régression-là paraît complètement aberrante.

Bien entendu, nous ne regrettons pas les initiations sadiques, les sacrifices humains qui ont été remplacés par des modèles en terre. Il est évident que lorsque nous admirons La Justice de Cambyse, nous n'envions pas les mœurs dont il tient son pouvoir. L'œuvre est en effet tiré d'une légende persane transcrite par Hérodote : "Darius avait fait égorger et dépecer de la tête aux pieds Sisamnès, un juge royal corrompu, et contraint son fils Otanès, à qui l'on avait confié la fonction vacante, de rendre la justice assis sur le siège que l'on avait recouvert de la peau de son père comme avertissement."[1] La barbarie a une efficace... On ne peut se le dissimuler, de l'action au tableau, il y a une déperdition... Qui la déplorerait ? Le goût de l'archaïsme n'a aucun rapport avec la nostalgie de la cruauté, il est extrêmement sélectif.

Toutefois, le caractère irrésistible du processus est inquiétant : jusqu'où nous mènera-t-il ? La discipline exigée par l'évolution accuse-t-elle une chute dans l'intensité du vécu ? Le recueillement privé vaut- il l'ivresse des cérémonies ? La conviction individuelle est-elle médiocre par rapport à la superstition collective ? Que signifie notre émerveillement devant les récits collectés par les anthropologues ?

Les indiens de l'Orénoque lors d'une fête rituelle, ingèrent, afin d'assimiler leur courage, les cendres de leurs ennemis soigneusement malaxées au mingaou de banane.[2] Le symbolisme et le passage à l'acte nous épatent, l'intimité avec la nature nous comble. Or, rapidement, un soupçon se glisse dans notre bonheur : vivons-nous par procuration ? Devons-nous en concevoir de la honte ou de la déception ? Nous recherchons un équivalent dans notre culture : l'envie d'acquérir des connaissances nous renforce-t-elle de la même façon ? Et de nouveau l'anxiété nous talonne : du mingaou à la lecture, y a- t- il déperdition ? Tout ce passe comme si nous nous fiions à l'équation suivante : les formes extérieures rendent compte de la force du vécu. Avaler les cendres de l'ennemi paraît plus obligatoire que la fringale d'apprendre... Ensuite, lorsque nous tentons de nous représenter la scène, son rythme, sa lenteur, ses contraintes, nous en venons à nous demander si notre déception ne proviendrait pas du fait que nous sommes privés de ces pratiques. Elles nous surprennent, nous n'en sommes pas blasés, alors que, pour les protagonistes, elles constituent la norme, leurs émotions en sont inévitablement émoussées. Le présent n'offre-t-il pas le tableau d'une frénésie intense, bizarre, habilement exploitée par le commerce, touchant le souhait, ancré chez chacun d'entre nous, d'être plus beau, plus fort, plus intelligent, plus performant, plus invulnérable ?

Pareillement, nous sommes fascinés par le spectacle de la ferveur en Inde, tout en admettant que nous ne supportons plus de nous plier à des coutumes collectives. Il est exclu de renoncer aux prérogatives de l'individualisme, croire sur commande est inadmissible. Nous admirons ces pratiques pénétrées de conviction en sachant qu'elles ne peuvent plus nous servir. Contemplées à distance, elles apparaissent comme des œuvres d'art, elles portent un sens dont nous ne voyons que l'absolu. Dès que nous les approchons, d'autres dimensions insoupçonnées se font tangibles, la répétition des gestes nous oppresse, leur mécanique nous déçoit, l'odeur du beurre rance jeté sur les idoles nous laisse perplexes, les rats sacrés qui pullulent dans l'enceinte nous déconcertent.

Alors nous mesurons la différence entre l'art et la vie. La cérémonie n'est pas exactement une œuvre d'art, elle est davantage physique. Cette qualité dont précisément nous avions la nostalgie, nous ne la revendiquons qu'en partie. L'œuvre d’art est éloignée de la réalité, elle est concrète mais elle est irréelle et ne subit pas les outrages du temps. Privée d'initiative, jamais hypocrite (si nous considérons qu'elle n'exprime que ce qu'elle est capable d'exprimer) elle se livre tout entière et sans réserve. Elle est disponible, nous l'approchons sans contrainte et nous nous en détachons à loisir. Dans la vie, l'agitation, l'ivresse; dans le rite l'obligation, la servitude; dans l'art, la maîtrise, l'harmonie, la liberté du choix.

Le cannibalisme revêt le sens d'acquérir des aptitudes dans de nombreuses cultures tribales et archaïques. En Chine à l'époque matriarcale, nous apprend Marcel Granet[3], les rites funéraires endossent une double fonction : le corps du défunt subit une décoction qui vise à le "purger de son infection" et le délivrer; manger les restes permet d'assimiler les vertus du défunt. Il est malheureusement impossible de trouver aucune trace de l'invention de tels rites, ils paraissent remonter à la nuit des temps. Par contre, on assiste à une modification de la coutume au IIe millénaire, dans une société cette fois patriarcale et féodale. Les fils de seigneurs, afin de succéder, sont priés de boire le bouillon de leur père. "Défié par un rival, le roi Wen, fondateur des Tcheou but le bouillon de son fils. Le fondateur des Han, Kao-tsou, ne fit pas preuve de moins d'héroïsme quand, en 203 avant Jésus-Christ, il s'apprêta tranquillement à boire le bouillon de son père." A des époques anciennes, lorsque l'on peut nommer des rois ou des prêtres responsables de décisions qui regardent l'ensemble de la communauté, il est souvent admis que ces personnalités représentent un mouvement général, une tendance qui se dessine. Mais comment une tendance se concrétise-t-elle ? Est-ce que ces interventions ne nous éclairent-elles pas sur la part artificielle et individuelle des coutumes et même du sacré ? Les initiatives plus récentes et dont on repère les auteurs ne suggèrent-elles pas que le cannibalisme, les obligations du deuil, tel manège pour isoler la souillure, tel opprobre jeté sur tel animal, ont eux aussi probablement un jour été inventés par des individus qui les ont imposé à la collectivité. Ces pratiques collectives ne sont pas nées comme un instinct mécanique, elles ne sont pas apparues comme par une sorte de réflexe, en dehors de la conscience. Elles ont été initiées afin de délivrer de l'angoisse par déplacement symbolique et ont peut-être déjà très tôt été imaginées dans le but d'impressionner, de créer au profit de quelques-uns une cohésion au sein du groupe. La teneur symbolique nous incite à penser qu'une intervention individuelle est à l'œuvre, une sensibilité aux ressemblances.

Si les cérémonies du deuil correspondent à des archétypes, l'inquiétude que suscite le devenir des morts, le risque de vengeance lorsque leur salut n'est pas assuré par des manœuvres appropriées, c'est peut-être parce que toute ressemblance peut constituer un symbole. Mais celui-ci n'émerge pas comme une sorte de maturation, au même moment chez tous les individus. Certains sont davantage sensibles aux ressemblances, ils suggéreront des appariements et imposeront les symboles aux autres, et ceci d'autant plus aisément que l'affinité pour les ressemblances est potentielle chez chacun. Chacun a vu les effets de la décoction, mais tout le monde n'a pas l'idée ou le désir de proposer la décoction pour purifier les os et libérer les âmes. On devine que les chamans sont recrutés parmi eux. Et ils affichent en outre une disposition pour la mise en scène !

Le fait que l'encouragement prodigué par le rite soit de type mystique, que l'énergie donnée et reçue soit purement imaginaire et émotionnelle, ce fait réhabilite le rôle de l'image par rapport au prestige du réel, il renforce le pouvoir de la représentation par rapport à l'utilité strictement vitale.

Non seulement le symbolisme est une dimension importante de la vie archaïque, aussi physique soit-elle, mais un apport individuel peut moduler les rites et les croyances. Cette double constatation assure la continuité du rôle de l'art. L'ancienneté de la fonction symbolique ne nous autorise plus à parler de décadence et de déperdition. Elle devrait consolider le statut devenu si précaire, depuis sa séparation de la religion, d'un art qui serait cultivé pour lui-même. Bien entendu nous savions que dans la pensée primitive la magie tient une plus grande place que le réalisme. Mais parfois de telles pratiques sont ramenées à des préoccupations hygiéniques ou des impératifs de survie comme si la nécessité physique primait. Ne devons-nous pas être frappés par l'autorité du symbolique ? L'on croit volontiers, à la suite de Rudolf Otto, que déjà dans des temps très reculés, tous les actes ne sont pas vitaux, tous ne sont pas déterminés par la nécessité vitale, tous ne sont pas ancrés dans le réel. En outre, nous voyons que des personnes témoignent, plus que d'autres, d'une disposition pour l'imaginaire et que celui-ci joue un rôle non négligeable et même prestigieux. Par l'intermédiaire du symbolique il assume une fonction positive que l'on peut finalement qualifier de vitale.

Les esprits plus rationnels répondront : parfaitement, nous étions abusés par l'imagination, ces ressemblances sont superficielles, elles ne tiennent qu'aux apparences. Elles nous entraînaient vers de fausses pistes, nous faisaient miroiter des solutions inefficaces, voilà précisément pourquoi le magique est désuet, mieux vaut combattre ces tendances et considérer l'art comme un agrément strictement sensuel.

Mais depuis que nous avons observé la variété des tempéraments, nous pouvons opposer des arguments nouveaux à l'objection exprimée ci-dessus. Ne provient-elle pas d'individus chez lesquels les représentations trouvent peu d’échos ? N'étant pas particulièrement stimulés par elles, ils conçoivent des systèmes qui n'en tiennent pas compte. L'écueil de leur conception est son étroitesse, elle néglige la force du symbole. Toutes les civilisations utilisent les atouts de la ressemblance mais la sensibilité aux ressemblances n'est pas active et spontanée chez chacun. L'on peut supposer que d'innombrables symboles se sont répandus de la même façon que s'est imposée l'idée du bouillon. Chacun sait que la bouche engloutit les aliments et les broie mais tout le monde n'a pas l'idée ni l'envie de proposer d'engouffrer les pécheurs dans la gueule béante de l'enfer. Sans doute, l'imagination s'exercera-t-elle pour le meilleur et pour le pire. Un penchant de cette sorte conduira aussi bien à répandre l'angoisse qu'à la contenir, à intimider qu'à réjouir, à dominer qu'à fortifier. Mais le choix de telles orientations ne semble pas dériver de l'imagination elle-même qui ne présente intrinsèquement aucune tendance à la manipulation. Les dérives semblent plutôt provenir de l'association avec d'autres traits individuels comme le désir de puissance; elles relèvent donc de la combinatoire.

L'énergie magique apparaît nocive lorsqu'elle occupe trop de place aux dépens du réalisme et de la rationalité. Lorsqu'elle l'accompagne, son apport est considérable. La raison admettra volontiers le bénéfice qu'elle procure. Est-ce que le prix de cette bienveillance n'est pas à peu près le même que celui qui a toujours été recommandé : censure et modération ? Prier la rationalité de reconnaître le bien-fondé des émotions irrationnelles, n'implique-t-il pas en retour de se montrer plus exigeant à l'égard de ces dernières ?

Un exemple extrêmement émouvant vient corroborer la dignité de l'imaginaire. Pierre Lévêque a résumé la "logique archaïque de l'offrande" en une formule brève : je donne pour que tu donnes. Elle paraît de prime abord intéressée et calculée. Or l'auteur nous permet d'apercevoir que cette précaution ne poursuit pas un but utilitaire au sens strict. La formule peut être retournée : je donne parce que tu donnes. Elle signifie alors la gratitude, la culpabilité, et celles-ci peuvent être comprises comme les corollaires d'une disposition scrupuleuse, généreuse et prévoyante, elles correspondent à une position de force qui évite d'être en dette, qui préfère entreprendre que recevoir, donner à l'avance, être magnanime. Cette ampleur de l'imagination est confirmée par la description suivante : "Pour un agriculteur (du Néolithique), écrit justement C. Meillassoux, rien ne peut venir de la terre sans contrepartie : il y investit son travail et la semence, il en retire la subsistance. Les activités prédatoires ou extractives, dans cette perspective, l’inquiètent : elles doivent être compensées par un "sacrifice" qui rétablit l'équilibre, car toute ponction exercée sur la nature est en contradiction avec le principe d'avances et de restitutions qui préside à l'économie agricole."[4]

Ainsi, très tôt, le travail acquiert une signification mystique : il compense la part donnée par la nature, il justifie la survie. Que le sacrifice puisse se substituer à l'effort pour payer un don de la nature est vraiment remarquable de l'inquiétude originelle de l'être. Dans les temps les plus reculés, l'homme se sent déjà endetté, il se croit dans l'obligation de faire quelque chose - même d'inutile - pour compenser la dépendance. L'entretient de la vie doit être payé. La vie reçue se révèle intolérable pour l’esprit : aurions-nous ici un noyau de la culpabilité ? L'hommage rendu aux dieux exprimerait-il cette dette ? Celle-ci serait-elle à l'origine du désir de célébrer qui est une forme de remerciement ?

Quoiqu'il en soit, la décadence à laquelle nous faisions allusion peut être corrigée. Tout d'abord, le passé n'obéit pas à une seule volonté. De tous temps, des êtres humains ont préféré les représentations, tandis que d'autres se vouaient à l'action. Les aèdes n'étaient pas les guerriers, ceux-ci ne pouvaient pas être confondus avec les cultivateurs, les sorciers étaient encore d'une autre espèce. Aussi importe-t-il de distinguer différentes sortes de nostalgie. Certains auront la nostalgie de l'action, d'une liberté débridée, d'autres regretteront le sens du sacré, les cérémonies, d'autres envieront l'innocence et la simplicité des petites communautés, la symbiose avec la nature.

Dès lors, nous croyons pouvoir affirmer que nos sensations ne sont pas moins vives que par le passé. Nous sommes peut-être davantage privés de formes que d'émotions. Il n'est pas dit que l'avidité de connaître ou le souhait d'accroître ses performances soient moins intenses que le bénéfice du repas rituel. L'évolution s'accompagne de déperdition dans de nombreux domaines, des aventures et des découvertes sont révolues. Cependant, cette déperdition ne nous décourage plus de rechercher des figures de l'imaginaire, elle ne nous ordonne pas d'abandonner l'art au profit de l'action, car non seulement l'absence de figures léserait la vie affective mais l'énergie psychique s’est transformée au cours de l'histoire. La part accrue assumée par le système nerveux chez les êtres humains vivant dans les sociétés postindustrielles, le déplacement de l'énergie vers les représentations et les langages entraînent un déplacement de la capacité de jouissance.

L'autorité du réel n'en demeure pas moins cruciale dans l'art au point que tout sujet appartenant à la réalité sera le bienvenu. Dans bien des cas, la déperdition ne devrait pas paralyser la création. En effet, outre la visibilité, c'est l'individualité et la mode qui sont en cause. Lorsqu'il s'inspire de héros ou de martyrs, l'artiste ne fait pas appel, à chaque fois, à des formes de vie révolues, il s'empare d'autres tempéraments que le sien et leur rend hommage. Il existe quantité d'exemples où la déperdition est minime. Les lacérations du flagellant au XIIIe siècle diffèrent à peine des blessures que s'inflige la stigmatisée de Dülmen. Cette dernière revit périodiquement la passion du Christ, transpire du sang, le crâne écorché par une couronne fictive, meurt d'épuisement en 1824 à l'âge de quarante-quatre ans. Du flagellant à la stigmatisée, la visibilité est comparable. Mais ensuite ? Les souffrances de la stigmatisée sont-elles éloignées des épreuves des idéalistes quittant confort et habitudes pour soigner les victimes d’épidémies, de guerres, de déplacements dans des conditions éprouvantes ? Or ces idéalistes sont délaissés par l’art pour des raisons de conformisme intellectuel. Le flagellant et la stigmatisée pourraient même encore être représentés aujourd’hui avec l’outrance conforme à l'idéologie progressiste qui les rangera dans la catégorie des victimes de l'obscurantisme ou de l'irrationnel. Au contraire, malgré son efficacité, le dévouement de l'infirmière est négligé par la mode du "tout politique” qui ne manque pas de déconsidérer la portée individuelle de ce genre d'abnégation « laissant intact le système ».

Le problème du sujet se pose-t-il différemment pour l’artiste et le romancier ? La difficulté est avérée pour quiconque cherche à figurer des émotions ultimes : peu d'épreuves sont encore spectaculaires, l'obstination à résister, la patience d'endurer ou de soigner sont moins tangibles que le martyre. Le roman, l'analyse psychologique et sociologique répondent avec davantage de pertinence à la complexité de nos pensées et de nos comportements. Mais le récit et l'analyse remplacent-ils le tableau ? La disparition de l’art figuratif ne serait-elle pas vécue comme une perte douloureuse ? Nous la subissons déjà aujourd'hui. Nous la mesurerions davantage si l'art du passé nous était enlevé, car il compense et masque le vide actuel. L'analyse conceptuelle, le récit et les arts plastiques possèdent leurs propres exigences.

Le héros-qui-agit-dans-le-réel répond à un besoin d'émotions fortes liées au risque du réel. Ce besoin s'avère lancinant pour notre existence trop assurée et disciplinée. Mais est-il vraiment un symptôme de notre temps ? Est-ce que, à l'époque d'Eschyle, les lettrés ne recherchaient pas déjà dans les légendes des émotions dont la force provenait du choc avec les événements ? Or jadis aussi les mythes étaient imaginés. Ces aventures fabuleuses qui nous paraissent aller de soi pour leurs auditeurs, parce que les textes ne les mettent pas en doute, elles devaient en fait être extraordinaires pour eux aussi. Le besoin de croire à leur réalité reflétait déjà, tout comme aujourd'hui, le prestige du réel.

Lorsque les bourguignons repêchent la légende perse qui a sidéré Hérodote, est-ce que les mœurs de l'Antiquité ne constituaient pas également pour le XVe siècle un appui visuel et réel ? Certains penseront que la rupture qui sépare notre société de la Renaissance est plus radicale que celle qui sépare le XVe siècle de l'Antiquité. En effet, on torturait cruellement encore au XVe siècle. Mais aurait-on osé une pareille mise en scène ? Darius était fier de son idée, les princes de la Renaissance dissimulaient leur satisfaction. La différence n'est pas mince, l'hypocrisie marque un degré dans l'émergence de la honte.

Le plaisir que nous éprouvons devant le cercle des indiens occupés à mâcher les cendres de leurs ennemis, la fascination que nous cause l'ascète shivaïte semblent provenir de la représentation tangible et visible de nos mécanismes mentaux. Le plaisir est certainement accru par la réalité de la scène. Pour cette raison, nous pouvons être attentifs à toutes les formes d'existence ou d'action qui, au Moyen Âge ou dans d'autres civilisations, incarnent les tensions du psychisme. Ces comportements nous intéressent et nous intriguent en dépit du fait qu'ils sont exagérés lorsqu'on les considère d'un point de vue pratique. Tel se bande un œil jusqu'à ce qu'il accomplisse en acte de bravoure, nous rapporte Huizinga, tel ne se rase plus, tel mange et boit debout pendant neuf ans, tel porte des fers, les pénitents portent des entraves. "En général, par le vœu, on s'impose une privation qui sera un stimulant dans l'exécution de l'action promise." [5] C'est à croire que le symptôme était à la mode au XIVe siècle : "Certains croient tenir le monde dans la main, c'est pourquoi ils ferment la main." (...) D'autres gardent le poing fermé et il n'y a pas moyen de l'ouvrir car ils croient tenir en main un trésor, ou bien le monde entier. (...) Il existe des milliers de témoignages de ce genre."[6] Telle femme contracte le pouce, nul ne peut le redresser, elle affirme soutenir le monde entier, tel a décidé de se taire par réprobation, etc. En Inde, le yogi se tiennent immobiles des jours durant, à tel confluent, un ascète demeure, paraît-il, debout sur une jambe depuis une vingtaine d'années. Ces comportements fréquents dans les sociétés moins strictes que la nôtre où ils sont jugés pathologiques - nous reconnaissons sans difficulté l'inconvénient du phénomène -, constituent d'excellents modèles, ils concrétisent une disposition psychique: faire quelque chose, n'importe quoi, pour mériter, pour expier.

Comment préserver ce qui nous retient parmi les coutumes, les cérémonies et les rites ? Autant nous refusons les tatouages, les règles tatillonnes, la soumission au groupe, autant nous regrettons les couleurs, la solennité, la symbiose entre les lieux sacrés et la nature. Combien de fois n'avons-nous pas assisté, après avoir cru à leur disparition, à une redistribution des mécanismes psychiques et des contenus de l'imaginaire. L'art est capable d'impressionner, de créer de la solennité. Il peut récolter des comportements et intégrer le sens des rituels dans son langage propre. Ces costumes, ces gestes, ces symboles, l'artiste pourrait les réinventer, il possède les moyens de transposer les significations, de concentrer, de déplacer. Les symboles captent partout des aspirations similaires.

L'intérêt que nous portons pour les croyances et les rites de nos ancêtres satisfait des tendances qui sont à l'origine de ces croyances et de ces rites. Honorer une divinité est la forme archaïque de la gratitude. Entourer une décision d'un cérémonial est une manière de la consolider, de s'engager. Prononcer un vœu avec solennité renforce l'espérance. Danser repousse l'effet déprimant de la menace. Dépenser de l'énergie pour s'attribuer des mérites, donner pour gagner la bienveillance et la chance, s'épuiser afin de se concilier le destin, conjurer par une construction un avenir funeste ou une catastrophe, autant de manœuvres qui peuvent être exaucées dans l'art.

On peut entrevoir une justification neurologique au cérémonial. Il permet d'ancrer la résolution dans différents registres cérébraux : spatial, visuel, kinesthésique, symbolique. Toutes les valeurs en présence tissent des liens quelle que soit leur catégorie : la danse, la dépense, les couleurs, les mimiques, l'espoir, la souffrance, le don. Les neurologues nous ont appris que la mémoire n'est pas confinée localement; toute trace est mémoire, et la multiplication des traces consolide le souvenir. Ecrire, prononcer, répéter un mot, former des phrases qui contiennent ce mot, lui associer des objets ou une situation, sont des moyens mnémotechniques bien connus. De même, les masques, la parure, le discours, la solennité, le geste, engagent davantage le contrat, ils le rendent enviable. Ces liens toujours renforcés finissent par associer la nécessité et la volonté. Ces détours ne sont donc magiques qu'en partie.

Ce n'est pas seulement le goût de l'irrationnel à l'état pur qui est sollicité par ce type de mise en scène et donc par la figuration. Comme nous l'avons observé, une action efficace et rationnelle est souvent animée par la passion, l'effort est presque toujours doublé par l'espérance, la volonté stimulée par l'illusion. Ces différentes formes d'énergie sont incitées, amplifiées par l'imaginaire. Les manœuvres destinées à persuader et se persuader sont aujourd'hui assumées par des serments intérieurs, et aussi par l'argumentation. Les justifications rationnelles et verbales produisent le même type de renforcement, elles aussi tissent des réseaux entre les idées, la raison, les sensations, les aptitudes, les obligations.

Cette dernière constatation nous confirme l'utilité de l'anthropomorphisme, s'il en était besoin. Figurer les émotions et les aptitudes excite des zones cérébrales délaissées lorsque nous nous contentons d'évoquer des concepts. Récupérer l'anthropomorphisme permettrait de solliciter la collaboration de réseaux élargis qui octroient des sensations plus vives et donnent davantage de plénitude au sentiment d'exister. Mais tandis que jadis les costumes, les symboles et les gestes étaient destinés à magnifier une fonction, à honorer un prince, à subjuguer les membres de la tribu, aujourd'hui, ils pourraient rendre hommage aux facultés humaines. L'art alors magnifie son sujet comme jadis les cérémonies magnifiaient les louanges adressées aux dieux. Il s'empare du désir d'embellir, qui était autrefois confisqué par les puissants, et l'applique aux aptitudes qu'il désire honorer. Espérer peut est figuré. Redouter également. Dans les deux cas, embellir c'est intensifier, encourager. Ne pouvait-on pas déjà interpréter les gestes rituels comme une valorisation des sacrifices ? D'une certaine manière, la beauté rend les sacrifices supportables, l'homme se fait un cadeau, et l'art a hérité de ce rôle.

L'extravagance des couleurs, le rythme et le dynamisme des formes insolites, le recueillement et la prière pourraient même trouver un lieu dans la peinture abstraite, le besoin d'être envoûté pouvant être satisfait à l'état pur, en dehors de toute signification.


 

[1] H. J. Van Miegroet, Gérard David, p. 143. Fonds Mercator.

[2] Yanoama. Récit recueilli par E. Biocca. Terre humaine, Plon.

[3] M. Granet, La civilisation chinoise, pp. 255-257. La Renaissance du Livre, collection L'évolution de l'humanité, 1929.

[4] P. Lévêque, Bêtes, dieux et hommes, pp. 67-68. Messidor, Temps actuel.

[5] Huizinga, L'Automne du Moyen Âge. Payot.

[6] R. Klibansky, E. Panofsky et F. Saxl, Saturne et la mélancolie, p. 107. Gallimard.


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