Table des matières

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29   L'acte et la représentation, déperdition ou transformation

31   La querelle des images

 

III. Fonctions et mécanismes

30   L'art pour l'art



 

                                            

 

 

 

 

 

 

 


 

                       

                        

                                      

                

                   

                    

 

       

                       

                        

                                      

                

                   

                    

 

       

                       

                        

                                      

                

                   

                    

 

       

                       

                        

                                      

                

                   

                    

 

       

                       

                        

                                      

                

                   

                    

 

       

                       

                        

                                      

                

                   

                    

 

                  

                      

 

L'anthropomorphisme débarrassé de sa dépendance à l'égard de la crédulité permettrait d'étoffer la conception de l'art pour l'art. L'évidence de cette formule rallie l'assentiment général mais son manque de consistance ne résout guère les difficultés que posent les mutations de notre culture. La notion se répand au XIXe siècle à peu près en même temps qu'apparaît le primat de l'émotion esthétique. Ce n'est pas que le plaisir était ignoré auparavant, mais il est enfin admis dans sa spécificité, désormais il l'emporte sur l'intérêt du contenu, qu'il soit d'origine mythologique, religieuse ou historique. De même s'impose le caractère irréductible de la création. Un bonheur personnel lié à cette émancipation est perceptible dans le charme de la transposition chez Manet, les Impressionnistes, Cézanne, Van Gogh, Gauguin, les Fauves. Même lorsque la vision est tourmentée, elle est ravivée par la connivence qui s'établit entre l'émotion esthétique et l'acte de peindre. Un caractère ludique se dévoile chez Picasso et Max Ernst, explorateurs affranchis de toute convention. Mais ensuite, l'artiste est comme affolé par le pouvoir du démiurge. Le mouvement libérateur s'emballe au point que la subjectivité, telle qu'elle était conçue dans le respect du sujet par les Impressionnistes et leurs successeurs, est abandonnée. Après avoir été si magnifiquement honorée, la spécificité de l'art, qui venait à peine d'émerger, sera désavouée. Le rôle de la représentation est bafoué au profit de l'action, l'intervention personnelle se suffit à elle-même, le geste s'affirme au détriment du sujet.

N'est-ce pas parce que l'autonomie de l'art est restée très vague qu'elle s'est montrée si vulnérable ? Le bouleversement a touché des critères tellement variés que des composantes ont été confondues. En particulier, la disqualification des sujets traditionnels a été amalgamée avec le rejet de l'imitation. Impatiente de s'en délivrer, la liberté a érigé la déformation et l'exagération en règle, tandis que le besoin de renouveler, au lieu de se tourner vers des contenus estimables, a sacrifié le respect du contenu.

L'art pour l'art n'impose pas l'évacuation du contenu au profit exclusif des formes. Si nous voulions revenir à cette période charnière qui correspond à la jeunesse de Picasso, si nous voulions faire redémarrer la recherche à partir de ce stade où la transposition était encore envisagée sous un angle gratifiant, nous pourrions tenter de dissuader l'excès en faisant remarquer qu'à ce moment même, une appréciation plus fine de l'histoire de l'art nous faisait mieux comprendre que l'imitation n'avait jamais été l'unique souci des grands artistes. Ces observations ont été négligées dans l'impétuosité du mouvement qui entraînait l'avant-garde. Or elles nous paraissent suffisantes pour tempérer la réaction de rejet. L'importance du contenu devrait perdre de son acuité, il ne devrait plus faire l'objet de polémique et il serait sage de lui reconnaître une place, ni principale ni subalterne. Non seulement il peut être choisi, mais son statut s'intègre à la volonté d'art. Si nous prenions la peine d'estimer le sujet, celui-ci pourrait continuer d'alimenter la peinture. Il serait passionnant de faire varier le rapport de force entre la composante plastique, la contribution du sujet, la richesse picturale, l'intérêt du visage, l'action, la touche, la ligne, la vivacité des tons, la transparence, le clair-obscur, l'abstraction, le sentiment, le décor et l'émotion. La multiplicité des facteurs offre des combinaisons infinies qui à leur tour donnent naissance à une infinité d'émotions.

Désigner le contenu comme une composante de la création permettrait de satisfaire aussi bien la tradition que les expériences audacieuses. Considéré dans cette optique, son importance varie selon les œuvres, selon l'inspiration. Il entre en jeu au même titre que les autres composantes. Tantôt il domine, tantôt il s'efface sous le traitement plastique, tantôt il l'équilibre. Il peut suggérer une attitude ou la justifier. Il peut s'additionner les affects qui lui sont naturellement associés, il peut se combiner à des affects éloignés. Dès lors que nous sommes convaincus de l'indépendance du contenu à l'égard des moyens d'expression, il peut être intégré de toutes les manières à des recherches plastiques autonomes, les limites étant imposées par des critères de jugements spécifiques. Cette seule mise au point, parce qu'elle nous aide à raffiner les expériences, nous persuade de la nécessité d'étoffer la conception de l'art pour l'art. Pas plus qu'elle ne signifie l'évacuation du contenu au profit des formes, pas plus qu'elle ne se ramène au geste ou à l'intention, elle ne se réduit à un jeu débarrassé de toute finalité.

On a dénoncé tous les alibis que s'était donné l'art, la psychanalyse s'est ingéniée à relever la dimension narcissique des célébrations religieuses et profanes. Même si une participation narcissique est indéniable, pourquoi aller jusqu'à rabattre des aspirations à l'idéal qui semblent inhérentes à l’humanité ? Sans doute parce que ces élans sont présents parmi les hommes à des degrés variables, leur gravité n'est pas admise par tous. Mais la liberté que nous revendiquons, dans la mesure où elle fait fi de toute nécessité, démunit l'art de ses déterminations fondamentales. Abandonner l'alibi de la foi en Dieu n'entraîne pas la gratuité. Cette délivrance d'un lien millénaire ouvre la voie à l'identification d'une autre contrainte. Pour nombre de personnes, l'émotion esthétique est nécessaire, aussi nécessaire que la religion. La quête de l'harmonie est une obligation; abstraire l'intensité est une solution, une forme de salut. Le détour par la transcendance n'était pas un stratagème indifférent, il correspondait à l'aspiration à une nécessité plus belle, au besoin d'intégrer une totalité, de se lier à des valeurs, d'entrevoir un absolu.

De même, la mise en relief de la jouissance esthétique ne bouleverse pas toute la donne. Il n'est pas inutile de rappeler que la nouveauté de cette perception est toute relative, il est même difficile de nier qu'elle constitue un facteur déterminent de la création, de la conservation et de la recherche des œuvres d'art depuis le début. Elle n'était pas mise à l'avant plan, et ce n'est pas étonnant : le plaisir, aussi raffiné soit-il, témoigne d'un égocentrisme qui déplaît à Dieu. Elle n'était pas analysée, elle ne faisait pas l'objet de développements romanesques. Mais les dissertations ne détiennent pas l'apanage de la conscience. Les réalisations et les choix impliquent des jugements qui constituent des preuves irréfutables de la conscience du beau. Nous possédons des témoignages de l'admiration qui lui est rendue. En Chine, où les peintres lettrés jouissent très tôt d'une liberté inconnue dans le monde chrétien, les commentaires sur l'interprétation, la vigueur du trait, les charmes de la désinvolture attestent le caractère privé de la délectation.

Plus clairement exprimées sont les aspirations à l'immortalité. L'humeur qui justifie cette aspiration fait partie intégrante de la jouissance esthétique. De diverses façons, l'art fût pour les rois et les dignitaires un moyen de franchir le temps. D'abord magiquement : les statues tiennent compagnie aux morts; ensuite physiquement : elles sont taillées dans le granit, les rois entreprennent de faire graver le récit de leurs exploits. Si le plaisir avait été inconnu, des prières, des louanges, un rapport eussent été suffisants. Or déjà il a fait son apparition : le rythme des incantations et la poésie des commémorations envoûtent, pyramides et ziggourat en imposent, statues, fresques séduisent, elles plairont davantage aux dieux (mais les hommes sont juges de cette beauté), elles seront susceptibles d'emporter encore mieux l'admiration des générations futures. Les rois sont conscients de la pérennité des œuvres, ils prévoient qu'elles témoigneront de leur noblesse. Leur intérêt est parfaitement égoïste, mais par la suite, la générosité propre à l'art donnera la preuve de son universalité lorsque sa valeur englobera toute la civilisation dont il est issu dans l'estime qu'on lui voue.

La dette à l'égard de la religion doit aussi être ramenée à de justes proportions. Il est devenu évident, mais nous n'en tirons pas les conclusions dans le sens d'une modération, que la foi n'a jamais exclu, même dans les temps les plus reculés, l'autonomie des solutions plastiques. Les prélats ont tenu les rênes des programmes artistiques, dicté les thèmes, censuré les sujets; les théologiens se sont immiscés dans les solutions, ils ont établi l'échelle des personnages, la composition des registres, suggéré des rapprochements. Le message de Jésus conditionne son apparence, les Evangiles donnent à l'art chrétien sa tendresse, son humanisme, la foi a imposé un style respectueux. Le contenu imprègne la forme, cependant, on ne peut pas l'ignorer, le passage de l'idée à la représentation n'a rien d'automatique.

Lorsque nous nous positionnons au fond de la grotte d'Elephanta devant la Trimurti, nous sommes subjugués par la volonté manifeste d'imposer la puissance divine. Nous ne pouvons que conclure : il n'y a pas d'art sans la foi. Mais aussitôt que nous nous retrouvons devant un de ces autels qui ressemblent davantage à des kiosques de foire, surchargés de rubans, de médailles fluorescentes, de marionnettes en peluche, comment ne pas rétablir l'indépendance de l’art : il peut servir la foi, il peut se combiner à la crédulité, il ne peut pas se réduire à elles.

Qui pouvait apprécier dans l'obscurité des temples de Mallikarjuna et de Papanatha à Pattadakal, les merveilleuses sculptures au pied des colonnes ? Elles sont réservées aux dieux. Cette certitude exclut-elle la passion du créateur et les lois de la plastique ? Un exemple similaire vient immédiatement à l'esprit dans l'Italie émancipée de la Renaissance. Michel-Ange, que l'on présente comme un parangon d'individualisme, n'a-  t-il pas réservé son génie à un plafond inaccessible ? Quand nous évaluons les nuances perdues dans une contemplation si éloignée, avant que la photographie ne nous en donne l'accès, quelle mélancolie nous pouvons deviner chez ce titan, quelle soumission son orgueil propose à notre méditation. Voilà le moment de répéter l'incantation de Malraux : "à qui s'adresse-t-il ?"  Sans doute n'avait-il pas le choix ! La leçon à tirer d'un effort aussi désespérant n'est pas moins claire. Michel Ange a saisi l'occasion et a donné le maximum. Combien d'artistes favorisés pas la chance envisagent un contrat selon cette optique ? Et pour citer un exemple dans le domaine profane, Donatello ne donne-t-il pas la preuve d'une même conscience professionnelle lorsqu'il modèle le visage du Gattamelata à peine visible du sol et dont seule une photographie prise de face dévoile l'originalité? N'est-ce pas le manque d'informations qui nous empêche de saisir la complexité mentale du sculpteur indien de Pattadakal aussi évidemment que celle de Michel-Ange ou de Donatello ?

La conquête par l'art de l'indépendance totale constitue une délivrance, le fait n'est jamais mis en doute. Des conclusions rapides ne risquent-elles pas de nous abuser à notre tour ? Au lieu de vilipender la censure, nous pourrions davantage tirer les leçons des collaborations anciennes. Pendant des siècles, la religion ne privait pas tant l'artiste, elle lui fournissait des sujets. La foi n'a cessé de relever le niveau d'exigence, de galvaniser les énergies; les restrictions concentraient l'attention, les contraintes obligeaient à inventer des solutions. La marge de liberté dont l'artiste disposait n'était pas négligeable. Docile à de cruels interdits, le sculpteur ne prête pas moins plénitude à la déesse mère, agilité au Shiva dansant, mansuétude au bodhisattva. Superstitieux, craintif, il muscle la fureur et le poitrail gonflé des lokapalas avec une hardiesse qui en dit long. En marge des joutes théologiques, le peintre moissonne une variété d'affects, envie, rivalité, cruauté, jalousie, séduction, qui satisfait l'humain, tandis que l'artisan s'empare d'un plafond, d'une alcôve, d'un linteau et tapit des merveilles sous l'escalier avec non moins de talent que quand il décore les emblèmes divins. La collaboration de l'art et de la foi ne permet pas de discerner lequel l'emporte. Considérant l'effort et la persévérance des artistes, c'est la religion qui paraît bien pour eux, depuis très longtemps, le prétexte inavoué de l’art.

 
29   L'acte et la représentation, déperdition ou transformation

31   La querelle des images