Table des matières

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31   La querelles des images
 

33   Renouveler l'anthropomorphisme,
la subjectivité objectivée

 

III. Fonctions et mécanismes

32  Indépendance des catégories



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

A travers nombre de vicissitudes, l'art a réussi à affirmer son autonomie. Or à peine put- elle jouir pleinement de son statut, quelques dizaines d’années, nous voyons cette autonomie dévoyée par l'argent, galvaudée par la publicité, accaparée par des pouvoirs rivaux, tentée d'outrepasser ses limites. La magie et les superstitions ne sont plus de mise mais nous assistons à des phénomènes aussi alarmants : la vanité d'orienter la mode, le besoin d'idoles, la mystification. En conséquence, il est souhaitable de consolider cette autonomie, de la préciser, de la défendre. Il n'est pas inutile d'observer les mécanismes qui sous-tendent les revendications actuelles. Le ressentiment contre les critères traditionnels réitère à certains égards le refus de rivaliser avec une culture qui a fait ses preuves. Dans un contexte où les catégories de l'esprit se disputent la prééminence, il peut également servir une volonté de pouvoir de la part de représentants d'autres professions, et cette emprise rappelle l'ambiguïté des iconoclastes. Le dénigrement peut provenir de la haine des privilèges, d'une combativité de type révolutionnaire, d'une prétention à instaurer de nouvelles normes. Il est curieux que le plaisir esthétique soit vilipendé alors que la jouissance est revendiquée de tous côtés. À y regarder de près, il se peut que pour une part minoritaire, une forme de puritanisme s’exerce contre le plaisir bourgeois privilégié de la contemplation. Mais pour la majorité, c'est dans un esprit de revendications sensuelles élargi que cette même contemplation est dénigrée. Il s'agit d'étendre le spectre des sensations, de refuser les limites. Plutôt que le plaisir, c'est le raffinement, la qualité, la sublimation qui sont contestés.

Le rejet du beau peut également provenir d'une culpabilisation des privilèges, ce qui est bien différent. Dans ce cas, le souci de mettre fin à l'élitisme ne conteste pas le langage mais son accessibilité. L'art est tenu de payer le poids de ses fautes passées dans le choix de sujets plus équitables. Il se préservera du luxe et cherchera le style du côté de la sobriété, il maintiendra les prérogatives de la spiritualité contre l'arrogance du matérialisme. La contemplation sera alors critiquée pour son inefficacité, et ici il n'y a aucun remède. Mais n'y a- t- il pas erreur et confusion à exiger de l'art une efficacité pratique ?

Surestimer les possibilités de l'art est aussi vain que nier son bienfait est désolant. Souvenons-nous de la prudence des Libri Caroli : l’image est polyvalente, la précision du sens vient d’une multiplicité de facteurs, l’obligation sine qua non de l’expression est la qualité.

La sagesse serait de reconnaître que l'influence du beau s'exerce dans un champ étroit. Elle s'inspire de la formule célèbre "Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu". Cette sentence annonce la civilisation chrétienne, une civilisation très avertie que l'insouciance par rapport à la réalité est mortelle. Elle aura une incidence sur la séparation des pouvoirs, les rois s'y référeront pour résister contre l'Eglise.

Au lieu de la domination de l'un sur l'autre, au lieu de leur fusion, la solution préconisée par l'Occident est l'édification de mondes séparés. Les Grecs lui avaient indiqué la voie, érigeant la philosophie, la science, l'art, en disciplines distinctes. Le système connaît des défaillances, la géographie subit une régression piteuse au Moyen Âge, l'affaire Galilée est loin d'être unique, mais le principe est engagé. L'indépendance des activités de l'esprit en assurera l'épanouissement, elles ne cesseront de se diversifier. C'est ainsi que les sciences, le droit, l'économie, la psychologie, la sociologie, l'anthropologie, le cinéma, la bande dessinée trouveront une justification propre. Erigeant leurs propres critères, ces disciplines deviennent autonomes et complémentaires, elles se communiquent des informations et des valeurs, elles pourront s'affronter, s'influencer, rivaliser. C'est dans la mesure où chacune revendique sa vérité, une autorité, qu'elles seront contraintes à quelques compromis.

Cette observation nous permet d'étoffer encore la formule : l'art pour l'art. Elle pourrait signifier la subordination de moyens spécifiques à des critères propres. L'inverse est vrai en partie, les moyens créent les critères. L'évolution est une exploration de leurs rapports mutuels mais seulement dans certaines limites. Introduire des moyens nouveaux implique qu'ils possèdent des atouts, ce fut le cas de la peinture à l'huile. Ses caractéristiques propres lui ont permis de mettre en évidence de nouvelles valeurs, de nouveaux critères, la lumière, la finesse, la transparence, la touche. Lorsque les moyens nouveaux présentent une grande différence et détiennent une richesse intrinsèque suffisante, ils peuvent prétendre ériger une nouvelle discipline dont les critères seront également très différents. Ainsi est né le cinéma.

L'art constitue un monde à part entière et doit être défendu comme tel. Ses relations avec la philosophie, la psychologie, la sociologie, l'ethnologie, la neurologie et même les sciences dures sont fertiles, nécessaires, vitales. Il ne doit pas pour autant leur emprunter leurs fins qui ne correspondent pas à ses moyens. De même, ces catégories ne devraient pas lui imposer leurs critères ou tenter de l'accaparer. Le commentaire sur l'art ne devrait pas donner l'impression que désormais il remplace l'art, la psychologie ne devrait pas insinuer que le caractère symptomatique est suffisant, que les intentions et les mécanismes de la création l'emportent sur l'œuvre. Lorsqu'elles ne sont pas mises en forme, les dénonciations, l'ironie, la rage constituent une allégeance aux critères de la sociologie, de la politique ou de l'action. L'art y perd son identité. Ce n'est pas qu'il doive faire l'apologie des valeurs établies, mais il possède suffisamment d'atouts pour intégrer un jugement sévère dans son langage propre.

Garder l'art implique de le considérer autrement. Au lieu de détruire les critères esthétiques, il convient de modifier la conception de l'image. Les contenus persistent, c'est leur statut qui évolue et leur forme que nous voulons renouveler. Ils restent valables parce qu'ils sont d'ordre passionnel, ils relèvent de l'humeur.

Nous repoussons toute idée de l'enfer, nous ne voulons pas envisager ce qu'il peut évoquer d'authentique. Les dieux et les héros ne se sont pas encore décidés à devenir avec franchise les figures de nos passions. Au XVIIIe siècle, ils étaient encore exaltés jusqu'à devenir des pantins de la mégalomanie, par un individualisme de plus en plus conscient de son importance. Les serments, les gesticulations, les soupirs s'y sont mêlés. On aimerait conclure que, au mieux, l'expression visuelle accuse un retard sur la pensée conceptuelle, elle ne sait pas comment rendre perceptible à l'œil les choses de l'esprit. L'imaginaire ayant perdu son autorité, le peintre est obligé d'en prouver lui-même la force, il y engage une panoplie de moyens. Peut-être aussi la satisfaction de rendre l'apparence de la vie et l'obsession de représenter son époque l'ont dupé : l'imitation est poussée jusqu'à donner aux allégories les expressions triviales du quotidien. La période est complexe; l'exagération compense l'impuissance de l'individu, et cette impuissance apparaît précisément parce qu'il s'épanouit; des portes s'ouvrent devant lui. De plus en plus ambitieux, il se prend au jeu des héros, mais cette fois à titre personnel, il accapare les mythes pour son usage propre. Qu'apporte-t-il pour justifier cette prise de possession ? Le mythe imite le théâtre, les personnages sentimentaux et prosaïques déambulent sous des orages, dans des ruines, des décors grandioses.

Gaspar David Friedrich a été l'un des rares à échapper à cette mystification. Volontairement, il abandonne la mythologie. Ce n'est pas qu'il renonce à l'intensité, au désir de dépassement, de l'ailleurs. S'inspirant de la musique, il éveille des émotions qu'il ne cherche pas à désigner et qui n'ont pas d'objet; tout en respectant une technique fine et émaillée, il met l'accent sur la subjectivité, le climat émotionnel, il découvre un rapport psychologique voire métaphysique au paysage, il se limite et réussit pleinement dans les bornes qu'il s'est assignées.

Il fallut longtemps pour estimer que le langage était devenu complètement inintéressant, et c'est tout à la fois en opposition contre l'illusion, l'ineptie, le mauvais goût, parce que cette mixture de romantisme et de naturalisme menait à une impasse, que les Impressionnistes y renoncèrent comme à une erreur, un écueil et une perversion. Eux aussi consentent à sacrifier l'imaginaire. Ils découvrent des moyens si nouveaux qu'ils peuvent se contenter de transposer les paysages et la vie quotidienne. Ce faisant, ils opèrent un mouvement de retour aux sources naïves de l'art. Giotto peignait des ciels comme des fonds, bien remplir le cadre était plus important qu'une perspective scientifique.

Par la suite, le dénigrement de l'illusion sera dépassé dans un refus plus vaste, le refus du beau. Lorsque nous voyons Magritte se moquer de la tradition en intitulant un tableau : ceci n'est pas une pipe, nous enregistrons une plaisanterie dirigée contre la vanité. Or son ambition ne se bornait pas à dénoncer des limites : l'art est illusion, méfions-nous, ou : l'art n'est qu'illusion, il faut s'en contenter. Elle clamait : qu'avons-nous à faire de la délectation, il nous faut un art qui transforme les mœurs et les mentalités. Autant l'entreprise de Manet, de Cézanne, des Fauves et même la passion de Van Gogh s'inscrivent dans une voie émotionnelle et contemplative, autant, à partir du mouvement dada, et dans le sillage du Surréalisme, l'avant-garde se propose confier à l'image choc qui succède à la tradition jugée convenable, timorée et hypocrite, une mission téméraire celle d'agir sur le monde d'une manière directe et urgente. Désormais l'art va dénoncer, accuser avec des moyens de plus en plus élémentaires.

Il faudrait débarrasser l'idéal de ses connotations aristocratiques et religieuses. Nombre de conclusions formulées par dépit pourraient être révisées, le mépris de l'illusion en est la plus fatale. Souligner l'artifice afin de prouver l'honnêteté, dévoiler le rôle de l'illusion, étaler les procédés pour éviter de travestir la vérité : cette méthode a pu être justifiée un moment en tant que diversion. Elle a permis d'assurer une transition. Elle ne nous paraît pas judicieuse pour légitimer le besoin d'art. Au contraire, elle le brime. Insister sur l'illusion c'est gâcher l'illusion. C'est profiter d'une honnêteté pour tromper autrement. C'est très souvent abuser de l'artifice à défaut de finesse. Il n'est pas question de nier l'artifice mais d'en user avec précaution. Pourquoi insister sur le geste créateur quand il est une évidence. Chacun sait que tout est fabriqué par l'homme, pourquoi renchérir, si ce n'est dans l'intention de relever le pouvoir du démiurge, de faire admirer l'audace et la liberté, de souligner le ludisme et l'irrespect. Ce stratagème est-il aussi honnête qu'il le prétend ?

L'illusion joue un rôle qui nous paraît indispensable au pouvoir de conviction des images. L'art ne peut pas renoncer à convaincre. Aussi, il importe de distinguer l'illusion de la réalité, l'illusion de la vie, l'illusion comme moyen d'expression et l'illusion de vérités.

L'illusion que la scène représentée fait référence à une réalité matérielle, alors que son existence n'a jamais été prouvée, cette illusion n'est plus admissible. L'illusion que l'enfer est physique, que les démons existent en chair et en os, a été, sciemment ou non, répandue en Occident et dans toutes les cultures. Elle est évidemment obsolète. Pourrait lui succéder la représentation d'une réalité psychique.

Les vérités révélées, les dogmes, le jugement dernier, l'immortalité de l'âme peuvent céder la place à la représentation de valeurs ou de convictions. Les valeurs éthiques ne doivent pas donner à croire qu'elles sont à portée de la main, elles représentent seulement le souhaitable, l'estimable ou l'admirable. Quant aux mystères inexpliqués, miracles, sens de l'univers, destin, chacun les considère à sa façon.

En revanche, la nécessité de l'illusion doit être reconnue en tant que moyen d'expression. Que le contenu soit un désir, une crainte ou une nécessité, la représentation usera de l'illusion dans le dessein de communiquer leur importance, exactement comme l'orateur déploie une argumentation. On jugera de la qualité de la représentation comme on estimera la qualité d'un raisonnement. L'illusion de la vie contribue à la force des expressions émotionnelles, l'illusion de la matière, du relief, de l'espace, des objets peut servir la vraisemblance de la situation, mais toujours dans cette même optique de convaincre de l'importance du propos. L'idéalisation garde une fonction essentielle, elle épure, elle intensifie, elle attire l'attention sur le sens en ménageant la sensibilité. Les couleurs vives pourvu qu’elles soient contrôlées, exercent une fonction similaire, gratifiantes, elles exaltent et transposent.

Il est inutile de rappeler que plus personne ne défend la conception du "reflet" de la divinité, plus personne ne croit à un pouvoir magique. Les effets de l'harmonie, du symbolisme, de la couleur, les mécanismes de l'identification, que nous estimons bien réels, nous nous contentons de les expliquer par la physiologie et la psychologie.

S'il est clair pour chacun que l'illusion est mise au service d'une conviction personnelle, viser à convaincre de la valeur d'un idéal est légitime. Dans ce cas, l'illusion ne cherche pas à mystifier mais à émouvoir, à enthousiasmer. Dès lors qu'il est strictement voué à servir une opinion individuelle, le savoir-faire est complètement étranger à une intention de tromper ou de flatter; cet idéalisme ne sert aucun pouvoir, aucune autorité.


31   La querelles des images

33   Renouveler l'anthropomorphisme, la subjectivité objectivée