Table des matières

Plan du site


32   Indépendance des cathégories

Table des illustrations -
Crédit photographique

 

III. Fonctions et mécanismes

33  Renouveler l'anthropomorphisme :

la subjectivité objectivée




 

                    

                 

                  

                     

           

      

                 

                  

                     

                   

      

                 

                  

                     

                   

      

                 

                  

                     

                   

      

                 

                  

                     

                   

      

                 

                  

                     

                   

      

                 

                  

                     

                   

      

                 

                  

                     

                   

      

                 

                  

                     

                   

      

                 

                  

                     

                   

      

                 

                  

                     

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un esprit étrange veille sur nous, 1997

 

 

 

 

La révolution picturale opérée à la fin du XIXe a délaissé les figures de l'imaginaire. Par la suite, celles-ci ne firent que des apparitions furtives. Lorsque les symbolistes recourent aux allégories, ils ne peuvent se retenir d'y mêler de l'ironie et de la perversion. Gauguin a bien campé une lutte de Jacob avec l'ange, Klimt représenté Judith, Rouault cerné les traits du Christ, Chagall parachuté des personnages de légendes juives et du folklore. Picasso empoigne vigoureusement ces monstres intimidants que sont le minotaure, les centaures, Max Ernst visualise un esprit germanique, la fiancée du vent. Ces exceptions ne freinent pas le déclin général. Les découvertes de l'Impressionnisme, du Fauvisme, du Primitivisme pourraient-elles être intégrées à une nouvelle fonction de l’anthropomorphisme ? Le naturel et l'intimité pourraient convenir à l'origine fantasmatique des figures. La vigueur, l'abord plus franc des instincts s'accordent avec le dépouillement nécessaire au style et assurent une cure salutaire contre la mièvrerie et l'exagération sentimentale.

Nous avons constaté que crédulité et anthropomorphisme ne sont pas indissociables. Nous pourrions franchement les séparer et considérer l'anthropomorphisme comme un langage. Ce rôle n'était pas passé inaperçu même à l'époque du polythéisme, mais l'aspect humain était cautionné par l'existence des dieux, les allégories étaient imposées et renforcées par la tradition. Lorsque la foi s'étiola, lorsque la crédulité se détacha des personnages légendaires, les fantasmes n'acquirent pas pour autant une existence propre. On les devinait, mais ils n'étaient pas clairement reconnus comme indépendants et étaient en conséquence dénués d'autorité; aussi était-il pratique de continuer à se reporter sur les figures établies. On transposait dans un nouveau cadre, privé, public, fantastique, on osait des gestes provocants, on recentrait sur les appétits sexuels, on insistait sur les instincts démoniaques, mais on ne remplaçait pas les figures. Elles étaient usées, une gêne handicapait la représentation, l'homme ne parvenait plus à croire à son évidence.

C'est précisément cette évidence perdue qu'il nous paraît indispensable de reconquérir.

Le trajet des superstitions et leurs métamorphoses attestent que la pensée est spontanément imagée; l'histoire de l'art nous révèle que le désir de célébrer est inhérent à l'esprit, que le cerveau témoigne d'une avidité pour les impressions anthropomorphes. Ces constatations pourraient nous éviter d'apposer des guillemets autour des figures que nous savons entièrement imaginées. Elles pourraient nous épargner de parodier ce que nous considérons désormais, parce que leur origine est entièrement individuelle, comme la petitesse des tourments psychiques.

Les Surréalistes ont tenté de peindre des visions en prenant exemple sur le rêve. Les figures qu'ils ont inventées ont un aspect fantastique, ludique; leurs contours flous, méconnaissables, très éloignés des formes humaines ou animales, ne cherchent pas à faire illusion et se présentent comme des créations de l'esprit. Ces curiosités ne peuvent pas être classées parmi les productions de la pensée anthropomorphique. Celle-ci considère la figure humaine dans son humanité, l'animal dans son animalité; elle tient à conserver un minimum d'objectivité, de repères, elle aime y détecter la vie, toutes les émotions dont l'homme est capable.

Il nous semble qu'il est possible aujourd'hui d'aborder les fantasmes naïvement et franchement. Seule la candeur pourrait en restituer la vigueur et l'effroi. Les acquis de l'anthropologie et de la psychanalyse ne nous permettent-ils pas de considérer que, dans le passé, les mythes étaient issus de la même petitesse psychique ? Nous pensons pouvoir juger que les tourments de l'âme n'étaient ni plus tragiques ni plus élevés que ceux de notre temps. Ils ont été ennoblis par une nécessité salutaire qui confiait aux dieux, aux lettres et aux arts le soin de la concrétiser. Cette grandeur ne correspondait pas à une réalité objective mais à une vision. Elle émanait d'un mouvement de l'esprit, d'une aspiration qui n'était pas entravée par la connaissance. Elle coïncidait également avec l'ampleur du langage à explorer, aussi vaste qu'un continent, tandis que la naïveté provenait naturellement de l'humilité devant l'inconnu.

Cette humilité n'est-elle pas toujours de circonstance? Connaissons-nous le dernier mot de notre présence, de notre destinée, de notre spécificité ? Incarner des fantasmes et viser l'universel sont des tâches suffisamment déroutantes pour que nous nous retrouvions naïfs et petits devant la difficulté. Quant au langage, il peut récupérer son ampleur si, notre dette envers le passé étant acceptée, nous nous appliquons à l'explorer avec davantage de finesse.


ill.163  Goya, Le Géant. Vers 1820

Selon Gombrich, le fameux Géant de Goya marque l'introduction de l'univers fantasmatique personnel dans la peinture. "Cette figure fantastique née d'une extravagante imagination est dessinée avec la précision d'une étude d'après nature. Le monstre est assis au bord du paysage lunaire comme un esprit démoniaque. Goya songeait-il au destin de sa patrie écrasé par la guerre et par la folie des hommes? Ou bien laissait-il simplement vagabonder sa fantaisie comme le font les poètes ? Le fait le plus remarquable de cette rupture dans la tradition, c'est que les artistes se sentaient désormais libres d'exprimer sur le papier ou sur la toile des visions qui jusqu'alors étaient du domaine exclusif des poètes. "[1]

On s'étonne tout d'abord que l'auteur n'évoque pas un type de rupture semblable à propos d'un autre maître de l'imaginaire, Jérôme Bosch. Certes, la fantaisie du peintre hollandais demeure conforme au message chrétien. Bosch n'a pas inventé les têtes à jambes, les assemblages hybrides de parties d'animaux, ceux-ci faisaient déjà le bonheur des graveurs du Moyen Âge, beaucoup proviennent de l'Antiquité. Depuis toujours on attribuait une puissance "surnaturelle" à l'étrange et à l'inattendu. Le principe était connu, cependant, l'apport de Bosch dépasse infiniment l'héritage qui lui est transmis. Son inventivité, si elle est autorisée par les dogmes, est encore plus foisonnante que celle de Goya.

L'univers personnel de Goya marque une rupture d'ordre culturel, mental. Le peintre espagnol s'affranchit de l'imaginaire collectif, codifié par un langage commun, des symboles reconnus et il inaugure un imaginaire individuel qu'il se charge de rendre convaincant. Nous pouvons certainement nous inspirer de sa démarche. Sans emphase et sans ironie, Goya assied son géant, comme s'il allait de soi, au bord de l'horizon. Cette masse calme nous transmet la menace d'une force imperturbable, cette énergie dense mais au repos est la puissance incommensurable qui se joue de nous. Et que veut exprimer son tableau Saturne dévorant ses enfants ? Cette même vitalité irrépressible à laquelle nous sommes incapables de donner un nom unique ? L'agressivité, l'absurde volonté de vivre, le désir de puissance ? La folie déboussolée ? L’effrayant ? Nous pourrions aussi bien ressentir cet ogre comme le dévoreur d’illusions !

Peut-on dire que la rupture nous fait passer du personnel au subjectif ? Bosch est personnel parce qu'il interprète le texte et incarne les symboles à sa façon. Goya est subjectif car il choisit ses propres figures et leur confie un sens. Certainement, la mise à jour du fantasme dans sa singularité joue un rôle nouveau.

N'en concluons pas que le sujet importe davantage que la forme picturale. Il nous semble qu'accorder plus d'audace à Goya qu'à Bosch présente ce risque. A nos yeux, l'invention du géant ne surpasse pas les trouvailles du peintre hollandais. Le Géant et le Colosse rappellent les titans de l'Antiquité. Mais d'où vient la ronde des cavaliers autour de la mare dans le Jardin des délices ? Les vices avaient déjà été présentés comme des personnages chevauchant des bêtes, mais chez Bosch, l'allant, le rythme, la variété animale, la frénésie sont surprenants. Alors que Goya fait appel aux sorcières, aux masques, au grotesque visible lors des carnavals, à quel songe connu correspond la souris qui s'approche sournoisement de Saint-Antoine ? Qui a jamais vu les hommes canards grimpant à une échelle, un supplicié sur l'épaule, les poissons volants chevauchés par des momies impassibles ? Alors que Goya recourt au difforme, Bosch invente du début jusqu'à la fin. Devant son univers, nous sommes béats de stupéfaction; la moindre surface recèle une surprise. Ce génie est demeuré sans héritier, il n'a pas d'équivalent dans d'autres civilisations. Outre l'imagination, la technique picturale y est d'un raffinement extrême. C'est elle qui, en premier lieu, donne la permission de sortir de la norme.

Si des apports personnels peuvent faire franchir des bonds à l'imaginaire collectif, en revanche, le propos s'égare dans le subjectivisme lorsque picturalement il n'est pas maîtrisé. Cet écueil est illustré par l'exemple de William Blake. "Esprit profondément religieux, Blake vivait dans un univers qui n'appartenait qu'à lui, poursuit Gombrich. Dédaigneux de l'art académique, il refusait d'en admettre les canons. Certains de ses contemporains le considéraient simplement comme un fou (...). Blake était si absorbé dans ses visions qu'il se refusait à dessiner d'après nature, ne se fiant qu'à son regard intérieur. (...) Il a été le premier artiste à se révolter ouvertement contre toute les traditions établies et nous ne saurions blâmer ses contemporains d'en avoir été déconcertés."

Voilà un artiste qui ne se prive pas d'inventer des figures : Uri zen, Loos, Enivrement, Porc, et dont nous louerons l'imagination débordante. Mais alors que chez Goya le réalisme et la sobriété sont la clé de l'adhésion au fantastique, le schématisme des nus cernés de noir, le mauvais goût des mises en scène disqualifient les visions de Blake et montrent combien la maîtrise et le jugement sont partie constituante de l'élaboration artistique. Ce n'est pas l'attitude de Nabuchodonosor broutant de l'herbe qui est choquante, nous sommes déçus par l'insistance des traits, désolés par le manque de finesse qui ruine toute l'entreprise. La maladresse est navrante parce qu'elle vient de l'excès. Les nuées dramatiques et le halo de feu encerclant Urizen créant le monde sont sans rapport avec l'auréole osée du Rédempteur dans le retable de Grünewald, ni avec l'arc-en-ciel de la vision de Saint-Jean par Memling où l'intention est de magnifier, non de faire accroire.

Lorsque l'artiste ne mise que sur l'imagination, les idées n'existent qu'en tant qu'idées, elles ne sont pas transformées en peinture. C'est lorsque Max Ernst reconnaît la nécessité picturale qu'il emporte l'adhésion. Dans L'Europe après la pluie, L'Œil du silence, le cauchemar inhumain atteint le surhumain. Dans La ville entière, La grande forêt, la puissance immanente et la force expansive gagnent une dimension cosmique. Ces visions ne sont pas seulement audacieuses. La témérité se soumet aux exigences de la qualité picturale qui seule leur accorde l'existence. Par contre, Magritte ne s'en cache pas : la qualité picturale ne l'intéresse pas, il juge le plaisir esthétique bourgeois. Son but se situe ailleurs, inventer des appariements insolites, révéler l'esprit à lui-même au moyen de rapprochements, lesquels pourraient aussi bien être imprimés sur du papier journal, car s'ils s'adressent bien à l'œil, seul leur sens est appréhendé. Lorsqu'elle est servie par une dimension hardie, une perspective inhabituelle, comme Le château des Pyrénées, la trouvaille nous fascine en dépit des tons ingrats, mais trop souvent les visages d'une médiocrité sans appel, la matière inerte, la laideur dissuadent l'intérêt.

Dans les grandes œuvres, les idées sont incarnées afin de frapper les sens, les idées s'emparent des sens, elles les comblent. Aussi, nous tournons-nous de nouveau vers Jérôme Bosch. Ses appariements n'ont rien d'évident. Ils ne sont pas d'ordre idéologique, ils ne visent pas à choquer, leur intelligence n'est pas explicite. Ils tissent une trame. Loin d'être faciles, ils exigent observation, sensibilité, savoir-faire. La peinture impressionne les sens pour faire pénétrer les idées. Bosch est averti que l'imagination, aussi fertile soit-elle, ne suffit pas à constituer l'œuvre d'art. C'est l'exécution qui emporte l'adhésion, légitime les bizarreries, intègre le cruel, transforme le morbide en une fatalité poignante. Elle est chez lui à la hauteur de la conception la plus téméraire. Le réalisme de l'insolite est absolument inédit, il est conçu avec un naturel parfait. L'étrangeté devient universalité dans l'amalgame des règnes humain, végétal, minéral, auxquels s'imbriquent, comme des vivants, les objets manufacturés et les formes d'invention pure. Tout est mis sur le même plan pictural, indépendamment des dimensions et des points de vue; aucune hiérarchie ne cède à l'idée fixe, aucune exagération ne tourne à l'obsession. Au contraire, on assiste à une vaste participation de la vie et de l'énergie qui nous remémore le "Homo quodammodo omnia" de Grégoire le Grand : "l'homme est d'une certaine façon toutes choses", l'homme est un microcosme, il renferme en lui les divers ordres de la nature.

Non seulement Bosch enrichit l'imaginaire chrétien, mais il renouvelle l'anthropomorphisme de fond en comble. On dirait qu'il pense et sent en images. Les nuances du désir se transforment en situations, les souhaits et les appréhensions sont représentés au pied de la lettre. Est-ce parce qu'ils se réalisent avec bonhomie qu'ils deviennent étranges ? L'expression étonnée des comparses du Jardin des délices rend leurs appétits innocents; leur recherche effrénée d'amusements reste placide, comme inconsciente. C'est avec bienveillance que Bosch regarde cette multitude. Il ne raconte pas des exploits, des guerres, des parricides, mais des kyrielles d'activités qui accaparent totalement l'attention de leurs auteurs. L'homme ordinaire devient le complice d'une comédie, la victime d'un drame. Inutile de le diviniser, la peinture se charge de le plonger dans des situations pleines de sens. Loin de flatter les personnages, elle présente les événements extraordinaires comme des choses naturelles. Les hommes expient aussi innocemment qu'ils jouissaient avec inconscience; leurs tourments ont beau être cruels, ils sont vécus comme logiques, un chrétien dirait: mérités. Le génie inégalé de Bosch prouve que l'étrange et la souffrance n'impliquent pas le mauvais goût; il est tellement fertile qu'il peut rester sobre; l'usage du symbolisme est imperceptible, il est parfaitement intégré à l'action. Un homme est suspendu dans une harpe, le corps traversé par les cordes, il subit sa punition comme si elle était attendue. L'inéluctable est perceptible "en soi", le personnel accède à l'universel.

Bosch nous indique le moyen de concilier l'art objectif, savant, des grandes époques avec de nouveaux récits imaginaires. Il nous montre comment la subjectivité peut être objectivée. Lorsque le personnage est entièrement concerné par lui-même, lorsqu'il est convaincu, alors il est convaincant. Pourvu que ses gestes aient un sens et soient naturels dans le monde où il se meut, il emporte l'adhésion. Est-ce que, plus près de nous, Kafka ne procède pas d'une manière semblable ? Il incarne des fantasmes au pied de la lettre; son héros est absorbé par son problème, qu'il obéisse à une injonction, qu'il subisse un sort funeste ou qu'il soit entraîné dans une machination. Dans le Verdict, comme soufflé par l'ordre du père, le jeune négociant un peu lâche mais désireux de vivre néanmoins court se jeter dans la rivière; dans la Métamorphose, Grégoire Samsa se réveille vermine; au lieu de souligner l'incroyable, Kafka mène l'incident comme un inconvénient curieux dont l'infortuné devra simplement tenir compte; il transforme en une histoire méticuleuse, l'angoisse de décevoir, la certitude d'être mal aimé, la vengeance pitoyable du faible, vouée à l'échec, l'absence de perspective...

Ces créateurs nous invitent à franchir un bond et miser entièrement sur la qualité pour figurer les passions avec autant de force et de naturel que lorsqu'on les imaginait divines ou héroïques. Il est indispensable de prendre les fantasmes au sérieux si nous voulons les mettre en situation avec la même évidence que lorsque, projetés à notre insu à l'extérieur, ils nous revenaient revêtus d'un prestige sans faille. Pour y parvenir, nous aurions intérêt à être intimidés par notre psychisme, à reconnaître qu'il nous domine absolument. Or n'est-ce pas précisément le cas ?

Puisque les légendes proviennent d'une célébration, les commandements du psychisme, les reproches, le grotesque, les espérances peuvent être personnalisés sans aucune espèce de correction ironique. Il suffit de considérer que l'art est le lieu de la célébration. Si la vie psychique est reconnue comme un lot, non comme un jeu dont nous croyons manipuler les ficelles, elle peut être célébrée dans de justes proportions, sans surenchère ni afféterie; si elle conquiert sa dignité, elle ne sera pas à défendre mais à manifester dans sa diversité. Elle pourra être sujet de moquerie, mais la dérision ne devra pas être appliquée d'une façon unilatérale par le créateur à toutes les aspirations. Car il n'y aura plus lieu de se situer par rapport au statut de la représentation, il n'y aura plus d'obligation de la juger anachronique, irrationnelle ou hypocrite. Il n'y aura plus lieu de marquer la distance.

En effet, de même que la dérision doit devenir un contenu parmi d'autres de la vie psychique, et non pas un mode de représentation monotone, de même, les mécanismes destinés à distancer, au lieu d'être soulignés, peuvent être convertis dans une nouvelle conception de l'image. Dénuée d'équivoque, son statut serait clair, son pouvoir limité. L'œuvre peut alors se livrer franchement, l'artiste n'ayant plus à démontrer qu'il n'est pas dupe. En un sens elle est vulnérable : elle renonce à avoir le dernier mot. C'est le sacrifice consenti pour tendre à une authenticité directe, naïve, qui permette une expression concentrée et forte. En renonçant à biaiser et à louvoyer, l'expression reste fidèle aux critères de l'art. Les procédés destinés à distancer devaient témoigner de notre incrédulité et dissimuler notre embarras. Ils étaient élaborés afin de convaincre la raison et de rallier les détenteurs du verbe. Or, ils sont non seulement faciles à détecter et donc décevants pour l'amateur d'art, mais en outre, en détruisant l'illusion, ils gâchent la gravité du propos. Le nouveau statut de l'illusion, l'autonomie de l'anthropomorphisme nous permettent de restituer à l'image ses privilèges. Dénué de toute servilité, le beau peut récupérer son ampleur. Repositionné, le sujet réclame un sort meilleur que celui de prétexte; il est une composante de l'art, il participe à l'art et en retour l'art le célèbre; arrivé à cet équilibre, le sujet de l'œuvre est confondu avec l'œuvre elle-même.

Alors que l'individu se retrouve seul pour inventer ses images et y croire, plus que jamais l'illusion, telle que nous l'avons envisagée plus haut, ne sera communicable et tolérée par la raison, que si elle est esthétiquement valable. L'art est autorisation de l'illusion. Il entretient l'humain, réaffirme les idéaux, visualise les souhaits, sélectionne les émotions, il célèbre ces émotions mêmes. Toutes les passions dont nous sommes capables demandent à être éveillées. Nous voulons être étonnés, intrigués, nous voulons admirer, respecter, nous voulons nous venger, parce que nous en possédons l'aptitude, nous avons besoin d'être vaincus, trahis, humiliés parce que nous en avons la capacité. Représenter son temps, ce n'est pas imiter le monde actuel ni en prélever des échantillons. C’est  tendre à l'absolu avec des formes qui respectent des critères. Des formes que nous aurons réussi à découvrir, à inventer. La vie des formes s’est élargie au monde entier et c’est une question de sensibilité, de tact, qui guide le choix de leur utilisation, de leur combinaison, de leur intégration. Les possibilités d’invention sont accrues dès lors qu’on les considère non plus comme des images de ce qui existe ou a existé dans le réel, mais comme un langage. Donner forme aux aspirations irréductibles du psychisme est la seule façon de concilier le besoin individuel, privé et égoïste d'être ému et le besoin de reconnaître des valeurs communes. N'est-ce pas aussi le seul moyen de satisfaire des cultures étrangères, de la même façon que leur art nous comble ?


[1] E. H. Gombrich, L'Art et son Histoire, tome 2, p. 206. Julliard, Poche.


Table des illustrations - Crédit photographique               Plan du site