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Table des matières

2.1 Cheminements de l'évolution

 2.3   Cheminements de l'évolution, suite

 

I.  Intemporalité et universalité des critères

2.2  Cheminements de l'évolution (suite)

     


 

 

 Précocité du réalisme et du réalisme stylisé 
dans l'Egypte du IIIe millénaire:

 
ill.8  Buste du prince Ankh-haf. Détail, 2540


ill.9  Tête de la statue du pharaon Sésostris, 1860


ill.10  Tête Salt, 2980-2475


ill.11  Le prêtre-lecteur Kaâper. Détail. 2500

Le style tient compte de la singularité des visages:


ill.12  L'intendant Methethy. Détail. 2330

 

 


ill.19  Torana du Grand Stûpa de Sânchi.
 Ier siècle av. J.-C
.

 


ill.16  Couple de Donateurs. Karli, Satavahana,
Ier siècle ap. J.-C.


ill.17  Shiva en danseur suprême. Ellora,
Vakataka, Ve-VIe siècle


ill.18  Shiva sauvant Markandeya. Ellora,
Vakataka, VIIIe siècle

 

La danse de la vengeance, 2006

L'art de l'Egypte, qui se développe sans interruption sur deux millénaires, aurait pu illustrer une théorie du progrès, la tentation du réalisme, l'émergence de l'individu, comme l'a exposé l'art grec. Il n'en est rien. Alors que la sculpture grecque avance pas à pas, l'analyse anatomique, le mouvement, la souplesse, la vitalité, l'expression plus détaillée des émotions venant successivement (encore que le puissant corps de Aristodikos émerge d'un seul coup vers 500), en Egypte, dès les premières dynasties, les étonnants portraits réalistes du prince Ankh-haf et du prêtre-lecteur Kaâper (vers 2500), la tristesse et la lassitude de Sésostris III (vers 1860) démentent cette lente ascension. Ici non seulement le réalisme est découvert d'emblée mais il ne fait pas école. C'est la stylisation et l'idéalisation qui suscitent l'engouement.

L'idéalisation du visage, lorsqu'elle conserve suffisamment de traits particuliers, marque sans aucun doute le sommet de l'art, dans la sculpture comme dans la peinture. Or c'est déjà au IIIe millénaire que nous en trouvons des exemples, dans la Tête Salt qui réalise un équilibre exceptionnel entre le style et la vie, dans la réussite incomparable de l'Intendant Methethy et du Scribe accroupi, à la fois intenses, émouvants et nets. Le Scribe accroupi, tassé sur son derrière, le bedon et les hanches dodues, ne doit pas sa beauté à l'anatomie comme la statuaire grecque mais à la géométrie simple des contours, des bras tubulaires, à la raideur du maintien et plus encore au visage dont on éprouve l'ossature, le regard intense et qui le place au-dessus de son confrère du Musée du Caire. La part de l'individu dans ces réussites est imperceptible mais évidente. Elle n'est pas sentimentale, elle est dispersée dans quantité de choix et de jugements. On peut relativiser la rareté du Scribe accroupi du Louvres en l'associant à son homologue demeuré en Egypte. Reste leur différence qualitative, elle est fondamentale. La difficulté, le niveau d'exigence, la maîtrise du langage, l'intérêt du modèle expliquent le caractère exceptionnel de tels portraits. La spécificité et l'évolution des mœurs paraissent hors-jeu. Qu'elles soient réalistes ou stylisées, des réussites comme le portrait du pharaon Amménémès III, la tête d'Amon, de type amarnien, les portraits de la Reine Néfertiti, le buste de Ramsès II, celui de Mentouemhet, viendront semble-t-il au hasard éclairer la production moyenne. Très anciennes encore puisque on les situe autour de l'an 2000, les magnifiques statues en bois du Chancelier Nahkti et du roi Sésostris Ier couronné ne posent pas les jalons d'une conquête. Leur qualité provient d'une sensibilité qui transcende les canons codifiés. Plates et larges, un effet renforcé par les épaules très en dehors et les bras placés le long du corps, le mollet arrondi, le crâne maigre, c'est à tous les niveaux, dans l'élégance des membres, dans la mesure parfaite de la déformation, leur douceur veloutée et le traitement plastique continu, que les choix et les décisions de l'artiste se conjuguent pour hisser ces statues bien au-dessus de la série conventionnelle. Pendant deux mille ans, le style de l'Egypte ne varie guère mais l'on a ici et là des œuvres qui émergent par leur qualité.


ill.14  Tête d'une harpe. XIVe siècle
 


ill.13  Scribe accroupi. Détail. 2490


ill.15  Tête d'homme de type amarnienne. 1352

L'art de l'Egypte, qui se développe sans interruption sur deux millénaires, aurait pu illustrer une théorie du progrès, la tentation du réalisme, l'émergence de l'individu, comme l'a exposé l'art grec. Il n'en est rien. Alors que la sculpture grecque avance pas à pas, l'analyse anatomique, le mouvement, la souplesse, la vitalité, l'expression plus détaillée des émotions venant successivement (encore que le puissant corps de Aristodikos émerge d'un seul coup vers 500), en Egypte, dès les premières dynasties, les étonnants portraits réalistes du prince Ankh-haf et du prêtre-lecteur Kaâper (vers 2500), la tristesse et la lassitude de Sésostris III (vers 1860) démentent cette lente ascension. Ici non seulement le réalisme est découvert d'emblée mais il ne fait pas école. C'est la stylisation et l'idéalisation qui suscitent l'engouement.

L'idéalisation du visage, lorsqu'elle conserve suffisamment de traits particuliers, marque sans aucun doute le sommet de l'art, dans la sculpture comme dans la peinture. Or c'est déjà au IIIe millénaire que nous en trouvons des exemples, dans la Tête Salt qui réalise un équilibre exceptionnel entre le style et la vie, dans la réussite incomparable de l'Intendant Methethy et du Scribe accroupi, à la fois intenses, émouvants et nets. Le Scribe accroupi, tassé sur son derrière, le bedon et les hanches dodues, ne doit pas sa beauté à l'anatomie comme la statuaire grecque mais à la géométrie simple des contours, des bras tubulaires, à la raideur du maintien et plus encore au visage dont on éprouve l'ossature, le regard intense et qui le place au-dessus de son confrère du Musée du Caire. La part de l'individu dans ces réussites est imperceptible mais évidente. Elle n'est pas sentimentale, elle est dispersée dans quantité de choix et de jugements. On peut relativiser la rareté du Scribe accroupi du Louvres en l'associant à son homologue demeuré en Egypte. Reste leur différence qualitative, elle est fondamentale. La difficulté, le niveau d'exigence, la maîtrise du langage, l'intérêt du modèle expliquent le caractère exceptionnel de tels portraits. La spécificité et l'évolution des mœurs paraissent hors-jeu. Qu'elles soient réalistes ou stylisées, des réussites comme le portrait du pharaon Amménémès III, la tête d'Amon, de type amarnien, les portraits de la Reine Néfertiti, le buste de Ramsès II, celui de Mentouemhet, viendront semble-t-il au hasard éclairer la production moyenne. Très anciennes encore puisque on les situe autour de l'an 2000, les magnifiques statues en bois du Chancelier Nahkti et du roi Sésostris Ier couronné ne posent pas les jalons d'une conquête. Leur qualité provient d'une sensibilité qui transcende les canons codifiés. Plates et larges, un effet renforcé par les épaules très en dehors et les bras placés le long du corps, le mollet arrondi, le crâne maigre, c'est à tous les niveaux, dans l'élégance des membres, dans la mesure parfaite de la déformation, leur douceur veloutée et le traitement plastique continu, que les choix et les décisions de l'artiste se conjuguent pour hisser ces statues bien au-dessus de la série conventionnelle. Pendant deux mille ans, le style de l'Egypte ne varie guère mais l'on a ici et là des œuvres qui émergent par leur qualité.



ill.20  Vishnu Sesasayi. Détail. Deogarh Gupta Ve siècle

A Elephanta, dès le Ve siècle, le langage atteint des sommets. Rares sont les têtes colossales raffinées, c'est le cas de la Trimurti, tête à trois faces de 5,70 mètres de hauteur dont nous n'avons aucun équivalent en Europe. Les effigies de Gomateshvara, saint vénéré des Jains, pour la plupart des zombies aux yeux exorbités, que ce soit à Sravanabelgola ou sur la colline de Gwalior, les Bouddha gigantesques de Datong et de Longmen, figés et schématiques, nous font mesurer la témérité de cette entreprise. La réussite des artistes de la dynastie des Vakataka est unique. La finesse du modelé à une telle échelle est une performance, et le mot n'est pas vain, car elle nous procure des émotions hors normes. Le spectateur athée actualisera le sens de cette expérience. Planté devant la figure aux paupières closes, il se sentira comme submergé par la présence de la pensée, il éprouvera la puissance de l'auto persuasion. Quittant la Trimurti il sera aussitôt subjugué par la grandeur de Shiva Gangadhar qui, dans un déhanchement gracieux, amortit parmi les boucles de sa chevelure, afin de les ramener sur la terre, les flots du Gange qui avait été détourné de son cour céleste. Circulant parmi les hauts reliefs au plus profond de la caverne, il sera ébahi par l'aisance des corps, souverains dans l'incommensurable comme dans le prodigieux.

A Ellorâ où œuvrent différentes dynasties, les Chalukya de Bâdâmi, les Rashtrakuta, entre 600 et 900, un chapelet de grottes creusées dans le giron de la falaise nous livre un monde surnaturel où les dieux ignorent la pesanteur et déchaînent leur énergie avec une force véritablement cosmique tant elle est abstraite et l'action démesurée. Alliant un dynamisme stupéfiant à l'effacement anatomique, combinaison inconnue dans aucune civilisation, Shiva nous est présenté dans tous ses états. En Nataraja, roi de la Danse, à la fois créateur et destructeur, bienveillant et terrible; sauvant Markandeya; en Tripurantaka, brandissant son arc, furibond, tandis que de son côté, Vishnu délimite son empire en projetant sa jambe vers la voûte céleste, s'offre en deux moitiés mâle et femelle, s'incarne en lion, en sanglier, géants hybrides qui nous dominent d'une lointaine imagination archaïque. Nous ne manquons pas alors de mesurer les effets de l'option, consciente et théorisée, qui détourne de la quête du réalisme. Aux yeux de l'hindou, le corps humain n'est pas assez beau pour représenter la divinité.[1] Aussi la sculpture est davantage une idée du corps. Elle n'est pas pour autant fade, ni schématique, une vigueur exceptionnelle l'anime. L'équivalence volumétrique du torse et des membres, la taille mince et souple, les épaules développées leur confèrent agilité, rythme et ressort. Chez les dieux grecs, l'imaginaire est comme subordonné à l'anatomie, borné par le réalisme. Chez les dieux hindous, le dynamisme à l'état pur gagne une portée métaphysique. Les premiers ont des humeurs, des caprices; les seconds détiennent des pouvoirs, ils représentent des lois, leur abstraction les place d'emblée dans l'intemporel. Cette constatation nous oblige à revenir sur l'habitude de considérer la pensée religieuse sous l'angle de ses limites. En dépit de certaines restrictions, figurer des dieux permet une grande liberté, l'expression est affranchie de la vision ordinaire du quotidien, l'esprit est sollicité par le potentiel et l'inaccessible.

2.1   Cheminements de l'évolution, début

 2.3   Cheminements de l'évolution, suite


[1] Sanctuaire bouddhique en forme de nef; un petit stupa y abrite des reliques.

[2] E. Royston Pike, Dictionnaire des religions. Presses Universitaires de France.