I. Intemporalité et
universalité des critères |
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Précocité du réalisme et du réalisme stylisé
Le style tient compte de la singularité des visages:
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A Elephanta, dès le Ve siècle, le langage atteint des sommets. Rares sont les têtes colossales raffinées, c'est le cas de la Trimurti, tête à trois faces de 5,70 mètres de hauteur dont nous n'avons aucun équivalent en Europe. Les effigies de Gomateshvara, saint vénéré des Jains, pour la plupart des zombies aux yeux exorbités, que ce soit à Sravanabelgola ou sur la colline de Gwalior, les Bouddha gigantesques de Datong et de Longmen, figés et schématiques, nous font mesurer la témérité de cette entreprise. La réussite des artistes de la dynastie des Vakataka est unique. La finesse du modelé à une telle échelle est une performance, et le mot n'est pas vain, car elle nous procure des émotions hors normes. Le spectateur athée actualisera le sens de cette expérience. Planté devant la figure aux paupières closes, il se sentira comme submergé par la présence de la pensée, il éprouvera la puissance de l'auto persuasion. Quittant la Trimurti il sera aussitôt subjugué par la grandeur de Shiva Gangadhar qui, dans un déhanchement gracieux, amortit parmi les boucles de sa chevelure, afin de les ramener sur la terre, les flots du Gange qui avait été détourné de son cour céleste. Circulant parmi les hauts reliefs au plus profond de la caverne, il sera ébahi par l'aisance des corps, souverains dans l'incommensurable comme dans le prodigieux. A Ellorâ où œuvrent
différentes dynasties, les Chalukya de Bâdâmi, les Rashtrakuta, entre
600 et 900, un chapelet de grottes creusées dans le giron de la falaise
nous livre un monde surnaturel où les dieux ignorent la pesanteur et
déchaînent leur énergie avec une force véritablement cosmique tant elle
est abstraite et l'action démesurée. Alliant un dynamisme stupéfiant à
l'effacement anatomique, combinaison inconnue dans aucune civilisation,
Shiva nous est présenté dans tous ses états. En Nataraja, roi de
la Danse, à la fois créateur et destructeur, bienveillant et terrible;
sauvant Markandeya; en Tripurantaka, brandissant son arc,
furibond, tandis que de son côté, Vishnu délimite son empire en
projetant sa jambe vers la voûte céleste, s'offre en deux moitiés mâle
et femelle, s'incarne en lion, en sanglier, géants hybrides qui nous
dominent d'une lointaine imagination archaïque. Nous ne manquons pas
alors de mesurer les effets de l'option, consciente et théorisée, qui
détourne de la quête du réalisme. Aux yeux de l'hindou, le corps humain
n'est pas assez beau pour représenter la divinité.[1]
Aussi la sculpture est davantage une idée du corps. Elle n'est pas pour
autant fade, ni schématique, une vigueur exceptionnelle l'anime.
L'équivalence volumétrique du torse et des membres, la taille mince et
souple, les épaules développées leur confèrent agilité, rythme et
ressort. Chez les dieux grecs, l'imaginaire est comme subordonné à
l'anatomie, borné par le réalisme. Chez les dieux hindous, le dynamisme
à l'état pur gagne une portée métaphysique. Les premiers ont des
humeurs, des caprices; les seconds détiennent des pouvoirs, ils
représentent des lois, leur abstraction les place d'emblée dans
l'intemporel. Cette constatation nous oblige à revenir sur l'habitude de
considérer la pensée religieuse sous l'angle de ses limites. En dépit de
certaines restrictions, figurer des dieux permet une grande liberté,
l'expression est affranchie de la vision ordinaire du quotidien,
l'esprit est sollicité par le potentiel et l'inaccessible. |