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Table des matières

2.2   Cheminements de l'évolution

3.1   Polyvalence de la création  

 

I.  Intemporalité et universalité des critères

2.3  Cheminements de l'évolution (suite)

     

 

 

Diversité des décisions individuelles
à une époque où l'individu ne comptait pas:
 


ill.26  Statuette de dieu Ibex.
Iran, fin IV
e millénaire

   
ill.24  Dieu Abu (?). Tell Asmar,
début IIIe millénaire


ill.25  Lutteurs aux prises. Khafadje,
art mésopotamien, IIIe millénaire

ill.27  Flûtiste, IIe millénaire

ill.29  Tête de femme. Warka,
début du III
e millénaire

ill.30  Tête de Gudéa dite "à turban".
Tello, XXIIe siècle
 

Un rendu sensible de la mélancolie,
y compris dans l'art animalier.

  

Le réalisme a perdu de son prestige aux yeux des artistes depuis la fin du XIXe siècle, en revanche, l'épanouissement de l'individu est considéré comme un aboutissement. Si le concept d'évolution continue de dominer les esprits, c'est dans l'affirmation tous azimuts de la singularité.

Or c'était sans attirer l'attention sur elles, que l'art du passé mettait en œuvre des aptitudes et des décisions que l'on doit qualifier de proprement individuelles. Il est opportun de reconnaître qu'en des temps où la personne ne comptait guère, l'individualité se manifestait dans des interventions discrètes mais effectives. Certes l'individu n'aurait pas eu l'idée de souligner ses intentions. C'est sans l'ombre d'une hésitation qu'il mettait son talent au service d'une totalité. Est-ce à dire qu’il n’était pas fier de son savoir-faire ? L'orgueil des puissants ne nous étonne pas, mais nous avons trop tendance à penser que l'homme ordinaire se soumettait sans arrière-pensée. Si nous possédions davantage de confidences de la veine des quelques poèmes amers qui nous sont parvenus depuis l’Egypte du deuxième millénaire, sans doute serions-nous prêts à accorder à la conscience de soi une prééminence beaucoup plus ancienne qu'on ne l'admet d'habitude. Simplement, l'amour-propre ne s'exhibait pas. Mais l'étalage du narcissisme apporte-t-il quelque chose à l’art ? La  question mérite que l’on opère des distinctions entre narcissisme, individualisme, expression de la personnalité, usage de la personnalité.

Tandis que des époques d'une fertilité exceptionnelle témoignent de consensus où l'artisan anonyme semble obéir à un plan, aussi loin que l'on remonte dans le temps, des curiosités ou des chefs-d'œuvre isolés portent la marque de l'individu. Au IVe millénaire, nous sommes immédiatement intrigués par deux effigies iraniennes, les statuettes du dieu Ibex, dont la complexité dénote un tempérament singulier. Leurs bras parallèles, l'extravagance du costume, le galbe des cuisses, composent une sorte de fou insolite qui se distingue nettement des déesses mères encore très frustres que nous livrent ces vastes horizons, de la Roumanie à Mohenjo-Daro.

L'invention individuelle peut se résoudre dans une trouvaille, celle des pupilles dilatées du Dieu Abu de Tell Asmar, dans le choix de proportions, celles, si particulières, des statuettes d'orants provenant du temple d'Esnunna. Elle peut découvrir, et nous y sommes sensibles, la composition en diagonale de la stèle de Naram-Sin (2300) et la variété d'attitudes que cette marche ascendante autorise. Elle peut aussi bien réussir la noblesse d'un maintien, celui du souverain divinisé trouvé dans le temple aux Obélisques à Byblos, que se focaliser dans une astuce, celle des Deux lutteurs aux prises portant un vase, dont le naturel et la souplesse sont remarquables pour l'époque. Elle peut enfin soumettre le corps à une harmonie abstraite comme chez le petit Flûtiste et le Joueur de harpe des Cyclades du Musée d’Athènes. Le parallélisme entre le cou démesuré et les avant-bras dressés verticalement, chez le Flûtiste, ses jambes courtes et rebondies, le raffinement des passages qui intègre ces disproportions, le placent bien au-dessus d'une figure voisine, assise et tenant un gobelet dont les formes sont émoussées et inertes. Quant au Joueur de harpe, les boucles que forment ses membres et qui répondent d'une façon si homogène au fauteuil sur lequel il est assis, n'attestent-elles pas un sens plastique sans commune mesure avec celui de son homologue du Metropolitan Museum of Art?

Est-il possible d'évaluer la personnalité et la difficulté d'une découverte ou d'une qualité ? Certaines inventions peuvent être codifiées, par exemple le style angulaire et losangé des déesses cycladiques dont le schématisme se prête aisément à l'imitation. Cette facilité n'exclut pas la possibilité de créer des variantes plus réussies que d'autres. On pourrait sans doute copier le Flûtiste et le Joueur de harpe, ils sont plus accessibles que le Scribe accroupi du Louvre. Mais l'invention des proportions et la vigueur des formes ? Le hasard détient-il une part dans un tel contrôle ? Nous ne possédons pas d'œuvres appartenant à des temps si lointains dont nous pourrions certifier, comme pour le siècle de Périclès, le Moyen Âge et ensuite, qu'elles sont de la même main. Cette absence est regrettable, car la façon d'interpréter la grammaire du corps humain ne peut certainement pas être fortuite lorsque nous la voyons appliquée à différents sujets. La réussite dans une variété de décisions exclut l'application automatique d'un enseignement. Lorsque l'individu intervient dans l'agencement de données complexes, son apport est incontestable.   

ill.28  Joueur de harpe, IIe millénaire

La polyvalence de l'intervention ne doit pas nécessairement aboutir à une apparence compliquée. Au contraire. C'est la raison pour laquelle l'opération passe inaperçue. La simplicité est un but et c'est à juste titre. Elle exige un surcroît d'analyse. Le modelé lui donnera une solution raffinée et unique. On peut affirmer, tant cet art est savant, que le continu est une amélioration par rapport au discontinu. Alors que le discontinu peut être décalqué, le continu, art des passages, ne se transmet pas aisément. Le continu intègre, le discontinu juxtapose. Le continu concourt à l'impression que l'œuvre coule de source. Sans émousser les points forts du squelette et du mouvement, essentiels à l'expression de la vie, le continu élucide les attaches et donne une agilité au corps, une aisance au maintien. Il manifeste une liberté et témoigne d'une initiative qui donnent à l'œuvre cette mobilité, même dans la grandeur hiératique, cette ouverture vers l'infini.

ill.31  Lionne blessée, détail de la Chasse d'Assurbanipal. 
Environ 645 av. J.-C.

C'est un faisceau de qualités, l'acuité de l'observation, la compréhension des volumes, le sens de la mesure et de la noblesse, la réceptivité à la mélancolie, qui donnent à la tête de femme de Warka et à la tête de Gudea dite à turban de Tello, œuvres de la Mésopotamie du IIIe millénaire, une expression médusée, un regard pensif, une complexité des joues, une subtilité des traits. C'est encore l'art des passages qui différencie la Chasse d'Assurnarzipal de la Chasse d'Assurbanipal. Dans la première, la composition rythmée, les profils légèrement décalés sont admirables; on en retire l'impression que les reliefs ont été dessinés par un maître et ensuite taillés par des artisans exercés. Dans la seconde, le modelé est unique, la réalisation fait partie intégrante de la création; les dégradés ne pouvaient pas être codifiés, ils réclamaient des décisions permanentes. Cette délicatesse est confirmée par d'autres raretés: expression fourbue du lion retournant la tête, conscient de l'inéluctabilité de la mort, détresse de la fameuse lionne blessée au souffle haletant, dont l'arrière-train paralysé se traîne et trahit l'animal dans un fatalisme digne des épopées homériques. Tout ce panneau dénote une capacité d'inscrire dans l’art animalier des tensions d'origine psychique qui ne sera jamais atteinte par la suite.

2.2   Cheminements de l'évolution

3.1   Polyvalence de la création