I. Intemporalité et universalité des critères 3.1 Polyvalence de la création |
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Mis au service d'une conception particulière au bouddhisme Zen,
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Il nous paraît important de constater que la capacité d'innover s'insinue aussi bien dans le modelé, les proportions, une astuce, que dans la prestance d'un maintien, le charme d'une attitude, le choix d'un geste. Elle n'est pas plus ferme dans la passion que dans la douceur, elle n'est pas plus épanouie dans l'exaltation que dans le contrôle. Pourquoi insister sur la polyvalence du savoir-faire ? Parce que la combinaison d'innovations dans de nombreuses petites choses, combinaison qui implique encore des appréciations et des choix, apporte beaucoup plus de variété que les bouleversements radicaux tellement appréciés à notre époque. Notre siècle privilégie les transformations de "structure". C'est par de tels bouleversements que Giacometti, Zadkine, Moore ont trouvé leur style personnel. Or, il convient d’observer que cette façon de renouveler présente des limites et ne convient pas à tous les tempéraments. En effet, elle subordonne les nuances et les affects à un pouvoir formel global qui procure presque toujours le même type d'émotions. Cette restriction peut devenir étouffante, non pour l'amateur qui jouit d'autres œuvres, mais pour l'artiste plongé en permanence dans cet univers. Lorsque la déformation franchit certains degrés, le style l'emporte sur le contenu, il neutralise les affects. Il procure certes des sensations inédites, mais il répète ces sensations quel que soit le sujet. Avant de radicaliser sa vision, Marino Marini a expérimenté une dialectique très fine entre le style et la vie. Les Pomones, les Cavaliers, le Pugiliste se situent dans un magnifique équilibre; l'émotion humaine et le sentiment de la forme se tiennent en respect. Ces œuvres recueillent tout le savoir transmis par la tradition et proposent des nouveautés d'un raffinement extrême. Elles nous confirment que si l'on aspire malgré tout à la souplesse d'un langage qui préserverait une plus grande variété d'émotions, les changements apportés doivent être infimes. Il ne faudrait pas saisir la dimension combinatoire de la sculpture comme un artifice, une ruse, ni même une méthode. Nous sommes contraints de la relever pour les besoins de la démonstration. En réalité, nombres de combinaisons correspondent à des affinités, elles ne sont même pas conscientes. On peut les considérer comme des préférences. Celles-ci couleront de source pour autant qu'elles soient intégrées. Si l'on examine les portraits de moines et de dignitaires réalisés au Japon au XIIe et au XIIIe siècle, on est frappé par leur façon de soumettre l'extériorité inévitable de l'apparence à l'intériorité de l'expression, de compenser le réalisme du visage par l'abstraction des kimonos dont les plis raides, les manches et l'encolure, parfois soulignés par une superposition de robes, dessinent des lignes sobres très décoratives. Ce réalisme coexiste tant avec l'expressionnisme fantastique des gardiens et des dieux du ciel, qu'avec les Bouddha et les bodhisattvas sereins et figés auxquels nous sommes accoutumés.
Quelques-uns de ces portraits apparaissent déjà au VIIIe siècle.
Celui de Ganjin a les yeux clos; en effet ce moine chinois perdit
la vue peu avant sa traversée vers le Japon où il avait été invité afin
de discipliner les monastères. Malgré les joues et le cou épais, nous
admirons sa méditation impénétrable. Cette combinaison - on peut la
désigner ainsi - d'un corps robuste et d'une expression concentrée et
modeste ne nous est pas habituelle. Le portrait de Asanga réalisé
en 1208 par Unkei, celui de Shunjo Shonin nous frappent par leur
densité. Idéalisés d'une manière discrète, leurs traits sont épurés, les
chaires tendues contiennent l'énergie. Cette façon de doser la précision
est capitale, car l'énergie s'échappe par trop de détails, et pourtant
il en faut pour singulariser. Une analyse aussi fouillée de l'humilité
et de la détermination est inattendue. La renommée du Zen en sort
grandie. Le sérieux de ces visages est pour nous beaucoup plus
convaincant que l’enseignement oral des moines dont l’absurdité
complète, qu’elle vise à dévaloriser le monde des apparences, à
désarçonner toute certitude chez les disciples ou encore à décourager
les vocations défaillantes, est déconcertante. L’absurdité n’est-elle
pas démentie par la beauté des temples, de la musique, des cérémonies,
par le comportement des plus éminents d’entre ces moines puisque Shunjo
Shonin a mené une vie active, voyagé par trois fois en Chine d'où il
rapporta quantité d'instructions sur la culture Song et l'architecture.
Non content de reconstruire le temple du Grand Bouddha qui avait brûlé,
le Tôdai-ji à Nara, il mit encore sa compétence au service
d'œuvres d'utilité publique, site portuaire, ponts, routes.
Sans doute la
retenue de l'expression fait partie des mœurs, elle n'en constitue pas
moins un modèle approprié à la représentation de tempéraments
introvertis, de caractères farouches, volontaires, ou de penseurs.
De telles figures
abondent dans la peinture, pensons au portrait de Guillaume Budé
et à celui de Guillaume de Montmorency par Clouet, pensons au
Saint-Joseph et au Portrait de moine de Van der Goes. Elles
sont curieusement absentes dans la sculpture. Quelques-uns de nos
gisants pourraient leur être comparés, mais, étendus sous les tombeaux,
ils rivalisent difficilement en tant que modèles. Donatello est sans
doute le plus introverti de nos sculpteurs réalistes, mais il n'est pas
aussi humble. Ou quand il est humble, il n'est pas aussi introverti et
ses vêtements ne sont pas aussi abstraits, souvenons-nous de Marie
Madeleine et de Saint- Jean-Baptiste. On le voit, les combinaisons ne
sont pas épuisées. Devant le regard visionnaire de Taira no Kiyomori
les jeux uniquement formels pâlissent; comment ne pas déplorer le rejet
du contenu dans l'art moderne ? Car il s'agit bien de contenus psychiques, et ils ne sauraient être rendus par l'approximation ou par quelques traits de pinceau dispersés dont on peut apprécier le charme, mais dont il faut mesurer les limites. Une expression aussi étrange est rare, elle nous rappelle le Saint- Antoine de Simone Martini, la mâchoire serrée, les yeux levés vers quelque songerie - plainte, reproche, appel? Devant la variété des personnalités, comment ne pas regretter la précision? Sans aucun doute, les caractères ethniques apportent un intérêt inédit, ils déjouent l'habitude. Ils nous rappellent que le visage possède assez de ressources pour justifier à lui seul la sculpture tout entière. Preuve que la singularité importe au Japon, des portraits posthumes ont été effectués d'après des modèles vivants. Les puissantes sculptures de Rôben et de Gyôgi Bosatsu, deux moines qui vécurent au VIIIe siècle, ont été réalisées respectivement en 1019 et en 1240. Celle en pied de Shokotu Taishi tenant un encensoir, au XIIIe siècle. Davantage idéalisé, le visage charnu d’une bonté incroyable rend hommage à l'humanité de ce régent qui, au VIe siècle, favorisa l'implantation du bouddhisme au Japon. Quant aux Dix disciples de Bouddha qui appartiennent au temple de Kofuku-ji à Nara, ils semblent autant porter la trace de modèles que celle de leur auteur, car ils sont tous empreints d'une même douceur. Ils irradient d'une telle mansuétude qu'encore une fois, nous avons une sensation inédite, cette qualité étant dans nos pays plutôt associée à la naïveté pré réaliste. Un pareil intérêt pour la singularité émerge à la Renaissance. Il a sans nul doute incité Donatello à choisir un visage exceptionnel pour le Gattamelata. Pourtant, les objectifs diffèrent. Autant l'individualisme s'affirme en Italie, autant il s'efface dans les monastères Zen; ici, le réalisme répondait à la conviction que les effigies retenaient l'âme des moines et perduraient leur enseignement. Cette croyance mystique avait été introduite de Chine au Japon par le moine Kukaj au VIIIe siècle. Ganjin en était probablement imprégné : n'avait-il pas demandé à être momifié à l'exemple d'un patriarche dont la relique était adorée dans son pays ? Ces sculptures deviennent objet de vénération. Si nous nous rappelons que les icônes orthodoxes sont elles aussi chargées de spiritualité, et que nous avons l'habitude de justifier leur hiératisme envoûtant par le culte rendu à leur pouvoir, voici l’occasion d'apprécier une combinaison inattendue entre croyance et moyen d'expression. Au Japon, même les portraits de dignitaires sont hermétiques, concentrés. La statue de Uesugi Shigefusa assis, les jambes croisées dans des pantalons bouffants, combine à la parure qui constitue déjà une œuvre abstraite étonnante, un maintien imperturbable, un teint d'une blancheur fantomatique, une netteté du visage aux paupières coupantes et à la moue désabusée, que vient décorer, en équilibre sur le sommet du crâne, la coiffe noire haute et étroite. Tous ces détails sont mis au point pour nous faire éprouver un mélange rare d'émotions humaines et de sensations plastiques. On est loin des drapés luxuriants qu'affectionne Le Bernin, on est loin aussi de l'ennui du nu réaliste.
L'exaltation réciproque du visage et de la couleur dans la peinture est des plus séduisantes. L'équivalent serait dans la sculpture ce jeu entre figuration du visage et abstraction du costume. La statuaire gothique, très stylisée, offre peu d'exemples aussi individualisés. On peut citer, vers 1250, l'apôtre de la Sainte-Chapelle à Paris, tout auréolé de boucles, vêtu d'un manteau magnifique et portant sur l'avant-bras un disque décoré d'une croix de consécration. Mais il est bienveillant et souriant. On mentionnera aussi les comtes et comtesse de la cathédrale de Naumburg au costume peint. Mais alors que leur réalisme, renforcé par la véhémence et le théâtralisme de l'expression, nous ramène sur terre, le visage tout aussi détaillé des portraits de Kamakura, ennobli par la concentration intérieure, nous en éloigne. Même Enkan Zenji, ce moine corpulent qui trône sur un fauteuil de bois d'une fine élégance, ne nous donne pas l'impression de la trivialité tellement les lignes sont impeccables et l'expression distante.
2.3
Cheminements de l'évolution |