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Table des matières

3.1   Polyvalence de la création

4   Progrès, valeur, variété

 

I. Intemporalité et universalité des critères

3.2  Polyvalence de la création (suite)

     




 

Variété du réalisme:
prosaïque, ennobli, austère, idéalisé


ill.51  Sluter (vers 1345-1405), Jérémie. Détail


ill.50  Niccolo da Uzzano, atelier de Donatello

 


ill.46  Tête de Palenque. Culture maya, VIIIe siècle
. Stylisation de traits typiques
 

                       Ci ou là, un visage frappe l'attention
     
 

ill.53  Bodhisattva. Détail. Datong,
Monastère d'En-bas. Liao, 916-1125


ill.54, ill.55, ill.56  Statues.
Shuanglinsi (Shanxi). Liao, 916-1125

Rares sont les visages à la fois individualisés et stylisés; la délicatesse des paupières, une moue, une expression sceptique ou malicieuse impriment au style un sceau unique.

ill.57 et ill.58  Lohan. Détail. Shuanglinsi (Shanxi), Liao, 916-1125
Les visages lisses, épurés, accentués par l'expression de la colère, apparaissent comme dessinés.


ill.59  Michel-Ange (1475-1564), Moise. Détail. Rome.
Un visage en apparence réaliste qui pourtant n'est pas un portrait.

Le visage est tellement complexe que des modifications infimes
entraînent de grandes conséquences.


ill.60  Eunuque. Détail. Jinci (Tayuan).
Song 960-1279

ill.61, ill.62, ill.63  Servantes. Détails.
Jinci (Tayuan), Song 960-1279

 


ill.70  Personnage assis. Maya, env. 800


ill.71  Notable au grand sombrero.
Maya 600-900


ill.74  Panneau des esclaves. Détail.
Palenque, 730

Le chapeau prolonge la tête et accroît la variété. La parure induit un effet d'abstraction qui se combine soit avec un visage stylisé soit avec un visage réaliste.

Le corps est plus décoré qu'il n'est habillé.


ill.66  Bodhisattva. Détail.
Longmen, VIe-VIIIe siècle

L'accumulation discontinue chez le dignitaire maya atteint une sorte de paroxysme abstrait.


ill.67  Dignitaire. Jaina. Maya, 600-900

Notre art s'est engagé dans une autre direction. Le réalisme accompagne la laïcisation. Le sacré va rivaliser avec le profane. La statue surélevée devient un monument et dialogue avec le public. Pour être déchiffrable de loin, elle découvre l'éloquence, elle s'extériorise, défauts qui ne touche pas la peinture de chevalet, d'un abord plus intime. Aussi avons-nous moins d'exemples où l'individualité se combine avec une aussi grande humilité, elle revendique le plus souvent la fierté. L'association du réalisme et de l'individualisme a tellement flatté les esprits en Europe qu’elle les a convaincu d'une marche irréversible du langage, invitant les artistes à se détourner des formes pré réalistes. De plus, alors que le roman et le gothique prêtaient peu attention au corps, à partir de la Renaissance l'Occident exalte le nu. Rares sont les nus réalistes hors de l'Occident, on rencontre bien en Asie des ascètes maigrichons, mais guère d'athlètes en dehors des lokapalas, ces gardiens de temples dont la fonction est sacrée.


ill.48  Donatello, Jérémie. Détail. 1423-1426

Une sculpture trop anatomique ne suffit pas, il faut représenter un être; dans cette opération, le visage joue un rôle primordial, il spiritualise, il personnifie. Et pourtant le portrait réaliste ou psychologique reste, comparé aux atouts de la peinture à l'huile, et malgré le talent déployé, peu plastique et ennuyeux. La beauté ou la stylisation sont nécessaires dans cet art qui n'offre pas intrinsèquement les ressources de la transposition. Ombres et lumières, couleurs, velouté, transparence, lignes lui échappent, elle ne peut compter que sur des modifications de formes. La banalité du modèle est sans remède. Les prophètes de Sluter, stupéfiants à couper le souffle, ont quelque chose d'épais, de trivial, ils ne nous emportent pas comme leurs homologues picturaux. Pourtant, un modèle beau et intéressant mérite un portrait ressemblant. On peut être certain que celui de Niccolo da Uzzano sert le modèle au plus près. La détermination et l'originalité du Gattamelata viennent tout droit de l'observation. La noblesse de Jérémie le Portrait idéalisé d'un adolescent, mettent également en valeur leur singularité, tandis que le David est charmant mais anonyme : ici, Donatello mise davantage sur la grâce de l'adolescent. La singularité de ces portraits est si captivante qu'elle permet de considérer le visage comme un contenu à part entière. Sa complexité est tellement prodigieuse que des modifications minimes entraînent des différences majeures, et ceci n'est pas étonnant quand on pense aux milliards de personnes définies dans quelques centimètres carrés. La sélection est donc savante. L'invention est rarement aussi inattendue que l'observation. Ceci explique le classicisme des Allégories du tombeau des Médicis. Les visages ont beau être pathétiques, ils demeurent conventionnels. Plus réaliste, le Moïse reste anonyme. On a l'impression que Michel Ange a parfaitement intériorisé l'anatomie et qu'il se passe de modèle. Voilà sans doute la leçon importante que nous dispense le réalisme : il tient compte d'une variété typologique que nous serions incapables d'imaginer. Et néanmoins, au sein de chaque typologie, les hiérarchies perdurent. C'est parce que le visage de Uesugi Shigefusa est plus intéressant que celui de Minamoto no Yoritomo et celui de Hojo Tokiyori, que la statue qui le représente dans la même position et le même vêtement que ses confrères, est aussi plus extraordinaire. Toute différence est passionnante, qu’elle soit individuelle, stylistique ou ethnique, pourvu que les œuvres soient réussies. L’entraînement nous permet de détecter les gradations infimes de la noblesse, de la singularité ou de la stylisation dans les têtes d'Ife et les têtes masculines de Palenque comme si le monde des visages comportait ses propres critères de jugement et d’appréciation. L’ampleur de la documentation photographique aujourd’hui à notre disposition, qui à la fois nous fournit des modèles et la liberté d’en user, nous incite à nous emparer de cette diversité ethnique, à métisser un visage, à imaginer de nouvelles singularités.


ill.47  Portrait. Ifé. XIIe-XVe siècle
Réalisme idéalisé

Peut-être parce que, moins familier, sa fonction utilitaire est aussi moins prégnante, le rôle plastique du vêtement est plus évident dans les autres civilisations.

ill.52  Bodhisattva Maitreya. Longmen.
Wei du Nord, VIe siècle
Géométrie, rappels de triangles et de losanges.

Les Bodhisattva assis aux jambes croisées que l'on a trouvés dans les sanctuaires de Yungang et de Longmen, creusés au Ve siècle de notre ère par la dynastie des Wei du nord, avec leurs capes revenant en pointes sur les épaules, leurs larges manches et leurs hautes tiares, établissent des rappels de triangles et de losanges d'un enchantement subtil. A Gongxian, les cortèges d'officiants dans leur robe étroite, respectueusement penchés vers l'avant dans un parallélisme oblique, les écharpes traçant des courbes folles, les musiciens accroupis et joufflus, les boucles des écharpes enlaçant les rondeurs, donnent encore une autre saveur. Nous avons là deux façons de créer une cohérence par un jeu de formes semblables, de réponses réciproques. Grousset a comparé l'art des Wei à l'art roman. Les proportions et l'attention à la vie quotidienne en rappellent l'esprit - tout comme la sculpture de Sânchî - mais on ne peut pas confondre ces trois styles, chacun garde sa particularité et éveille des émotions spécifiques, tant il est vrai que les émotions artistiques sont indissolublement liées aux formes plus encore qu'à l'esprit qui les anime.

A l'époque des Liao, apparaissent des traits réalistes et finement observés chez les lohans en céramique à glaçure, parmi les sculptures du monastère Shuanglinsi. Puis sous les Song, parmi les servantes et eunuques du monastère Jinci. Loin de constituer une phase de non-retour, ce réalisme coexiste, comme au Japon, avec l'expressionnisme des dieux du ciel et avec les canons schématiques où le costume tient le rôle majeur. Les bodhisattvas du Monastère Huayan d' En-bas à Datong, réalisés sous les Liao, en sont des réussites exemplaires, leurs visages réguliers ne sont pas si pertinents que les décorations sinueuses et les ondulations du corps, d'un effet magique. Or ci ou là, pourtant un visage frappe l'attention.

En effet, il est nécessaire d'y insister : le style n’apparaît jamais aussi captivant que lorsque le visage s'affranchit des stéréotypes et devient personnel. Parfois c'est une moue qui anime les traits, parfois, c'est la délicatesse des paupières qui apporte une touche hautaine, ou bien, les joues englobent complètement la mâchoire, même chez les hommes, leur donnant une identité incertaine. Il nous arrive de tomber en arrêt devant un de ces visages poupins auquel les paupières sévères donnent un regard cruel, ou devant l'autorité inattendue d'une tête charnue. La complexité du visage donne la preuve de ses ressources dans la série des servantes et des eunuques du monastère de Jinci. Malgré leurs traits peu prononcés, les variations minimes sont perceptibles, elles viennent d'une observation scrupuleuse. En outre, on voit aussi que, la technique de la terre impliquant des mouvements modérés, un geste contenu peut acquérir une intensité extrême, tel celui de l'eunuque pressant les mains l'une contre l'autre devant sa poitrine, comme pour préserver une attention respectueuse.

Pourquoi, au lieu de river l'expression à un système culturel, ne pas isoler les moyens expressifs, les extraire du temps, les considérer comme des découvertes, des possibilités à la portée de qui voudrait s'en emparer? Pourquoi ne pas parler simplement de combinaisons inédites ?

Les lohans de Shuanglinsi et les juges des enfers adossés au surplomb de Dazu pourraient nous rappeler le Moïse de Michel-Ange, mais, de la mise en scène jusqu'à l'effacement de l'anatomie, une multitude de signes les distinguent du personnage de la Renaissance. Qu’ils nous toisent et s'agitent dans les stalles disposées en demi-cercle autour du trône de Guan yin, qu’ils notent les sentences sur de petites tables adossées à la paroi, vêtus de turquoise, coiffés de tiares cylindriques, l'œil sévère, le teint foncé, leurs visages lisses et les accidents simplifiés au profit de la ligne, nous confrontent à l'effet étonnant d'une sculpture qui apparaît comme dessinée.

ill.62

ill.63

Le grand art met tout en forme, les proportions autant que les plis, la parure aussi bien que l'émotion; il veille à la nuque comme à la carrure et à la taille, il prend garde à la souplesse, à la densité et au dynamisme. Le romantisme a abandonné cette maîtrise omniprésente qui lui semblait une domestication de l'impulsion incompatible avec l'expression de la passion. L'achevé lui paraît brimer la spontanéité et la liberté de l'individu. La sculpture de Rodin n'est pas empreinte de l'esprit de géométrie qu'on discerne chez Donatello, la facture accidentée pas aussi plastique que la surface lisse et tendue des anciens vers laquelle sont revenus Maillol et Renoir, le premier avec un soucis monumental, le second avec une plénitude vitale inédite. Le dosage du contenu et de la forme correspond à des affinités intimes, il jalonne des lignées: Rodin se réclamait d'un Michel-Ange tourmenté. Renoir préférait Donatello à Michel-Ange, et Maillol à Rodin. 


 ill.64a  Statuette féminine. Détail. Mangbetu. Uele  


ill.65  Juges ou docteurs de la loi. Détail.
Baodingshan. Song, XIIe-XIIIe siècle
   


ill.73  Garde de profil. Détail. Persépolis,
VIe -Ve siècle avant J-C.

      Obsédés par le nu, nous avons oublié le pouvoir plastique de la parure. Egarés par la virtuosité, par le prestige de l'imitation ou par l'autorité du réel, nous avons produit des drapés redondants, des manteaux informes. Or, les voiles qui tourbillonnent autour de la Ménade célébrant le culte de Bacchus, dessinent des arabesques aussi sobres qu'imaginées. Les rubans et les écharpes des statues Song atteignent parfois un caractère enivrant. Le drapé du Christ sur le tympan de Vézelay, celui du prophète Isaïe à Souillac sont parfaitement inventés, les aplats, les vagues sinueuses superposées en couches minces, leurs fines arêtes captant la lumière, créent tout un jeu abstrait.
 

ill.69  Déesse Guanjin (?) Beishan (Dazu). Xe-XIIe siècle


ill.68  Ménade dansant. Néo-attique, fin IIe s. ap J.-C.

On peut à juste titre mépriser le fignolage, la manie décorative, mais la réaction est parfois excessive. Autant l'accumulation est mesquine, autant le détail peut être une occasion de forme. Utilisés avec parcimonie, les ajouts donnent à sentir et possèdent des ressources. Le sculpteur indien excelle à souligner les courbes du corps au moyen de rubans sinueux, de pendentifs, de bracelets gentiment déposés autour de la cheville; ces artifices accrochent la lumière, leur ombre linéaire brise la monotonie du nu.

Les Mayas exploitent ces ressources dans un tout autre esprit. En apparence abstraites, elles sont chargées de symbolisme et d'affects. Usant avec générosité de pièces rapportées, de pastilles collées, de chapeaux volumineux, de bracelets, le sculpteur élève le discontinu au niveau d'un art. Les ornements cernent des ombres contrastées, déploient des circonvolutions et attirent l'attention sur un pouvoir auquel nous n'étions pas accoutumés. L'ensemble nous satisfait par sa cohérence, on peut le qualifier d'abstrait dès lors qu'il contient des rythmes, des rapports de masses, des irrégularités. Mais il est également envoûtant par la teneur figurative. L'esprit s'égare dans les tracés, rencontre des crocs, se perd dans des labyrinthes, repose sur le bedon confortable, souffre sous la lourdeur des coiffes qui pèsent comme une malédiction, revient au visage, se laisse hypnotiser par son profil étrange, ce nez qui l'intrigue, ce front fuyant...


3.1   Polyvalence de la création, début

4   Progrès, valeur, variété