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Table des matières

3.2 Polyvalence de la création

  5.1 Abstraction, style, réalisme

 

I.  Intemporalité et universalité des critères

4   Progrès, valeurs, variété 

     
 

 

ill.77  Le Roi Sésostris Ier portant la couronne
du sud. 1960

ill.78  Harihara
Pràsàt Andèt,
VIIe-VIIIe siècle

Hiératisme, atténuation de l'anatomie, douceur du modelé, des critères et une exigence similaires à deux mille six cents ans de distance et dans des civilisations sans rapports.

 

ill.79 Bodhisattva.
Beishan (Dazu),
vers 900

ill.80  Bodhisattva.
Shimeishan (Dazu).
Song (?), XIIe siècle

 

ill.83  Dignitaire. Tabasco, 250-500 après J.-C.

Le front bombé et les yeux bridés rappellent les
baby-faces
olmèques, mais cette oeuvre est unique dans l'art maya. En aucun cas le fait qu'elle ne soit pas représentative et qu'elle n'appartienne pas à un courant ne pénalise sa valeur. Elle atteste que l'originalité est possible dans une culture dont l'individualisme n'est pas la caractéristique principale.

 

Abstraction du corps, facture décorée,
polie ou "brute":


ill.90  Grande effigie commémorative
(statue de chef) Ndengese. Kasai, Zaire, av. 1902


ill.91  Couple d'ancêtres. Bidyigo, Guinée portugaise


ill.92  Couple d'initiés. Senufo, Côte d'Ivoire




ill.64  Statuette feminine. Mangbetu. Uele


 

ill.93  Fonctionnaire
Thététi. 2240
Abstraction
du costume
et stylisation du corps

ill.94  Homme debout.
Shang. 1300-1000
Abstraction
du costume
et du visage

 

ill.82  Statuette de la Vierge de Randers.
Danemark. XIIe siècle
 
La simplification exigée par la petite dimension explique sans doute l'abstraction du drapé. On pourrait la considérer comme une piste délaissée dans la conquête du réalisme, non par réprobation mais parce qu'il y avait d'autres priorités.

Homme transi devant l'infini, 1994

 

Des réussites comparables appartiennent à des siècles ou des millénaires de distance, elles sont nées dans des civilisations sans rapports. Des curiosités nous séduisent : nous pourrions aisément les faire nôtres. Des différences nous enchantent. Des variations minimes nous suffisent. Parallèlement à une vision évolutive, il nous semble possible de mettre en évidence que le réalisme, l'individualisme, le style, la nouveauté vont et viennent tout au long de l'histoire d'une manière peu systématique. Si la progression de l'art, c'est-à-dire le bénéfice dû à l'acquis, ne saurait être niée, le caractère capricieux et aléatoire qui la module attire notre attention sur une certaine autonomie des processus créatifs. La multiplicité des facteurs qui entrent en jeu en relativise la dimension temporelle - et donc la conception évolutive. Leur indépendance à l'égard de la société pourrait nous rassurer sur les possibilités d'invention.

On pourrait craindre que l'indifférence des critères à l'égard des coutumes et des mentalités ne présentât un risque d'uniformisation. Ce  risque peut et doit être évité. Les critères ne sont pas les particularités. Non seulement combiner des moyens accroît la variété des formes, mais la particularité des formes supporte le caractère abstrait de l'opération esthétique. Mieux, elle en constitue le terreau. C'est aussi une raison pour laquelle le détail, qui incarne de la singularité, ne peut pas être délaissé. Abandonner la particularité c'est renoncer à la variété. C'est autant entamer l'éventail des sensations que les sources d'inspiration.

Jamais auparavant nous n'avons eu accès à la totalité de l'art de toutes les civilisations, et jamais les processus créatifs n'ont pu nous paraître aussi voisins. Cette thèse a toutes les chances de rencontrer une opposition vive, car nous avons l'habitude de dire que l'art représente un moment historique, des conceptions religieuses, la structure sociale. Mais cette observation est toujours donnée après coup. Elle s'applique aux contenus, aux canons, aux contraintes; elle explique les batailles d'Assurbanipal, l'omniprésence des dieux de l'Inde, les pyramides, les glyphes mayas, la compassion de l'art chrétien, elle ne rend pas spécifiquement compte de la qualité esthétique. Toute civilisation présente un grand nombre d'œuvres d'un niveau conventionnel qu'on peut appeler expression de l'époque, qui nous passionneront et nous feront découvrir des mythes et des mœurs, mais seul un nombre réduit d'entre elles sera capable de déclencher l’état second où l'on est ravi à soi-même et oublieux du temps que l'on nomme émotion esthétique.

Nous sommes aujourd'hui familiarisés avec l'idée qu'il n'y a pas de progrès dans l'art, qu'une Vierge de Cimabue "vaut" une fresque de Raphaël, que l'Apollon étrusque de Véies "vaut" un esclave de Michel-Ange, qu'un Bouddha de l'époque Gupta "vaut" un Shiva de l'époque des Chola. De certaines équivalences, il ne s'ensuit pas que tout se vaille. N'importe quel patricien romain ne vaut pas le prophète Jérémie de Sluter. Un visage quelconque de Shiva ne résiste pas à la confrontation avec le portrait d'Uesugi Shigefusa. Tel portrait égyptien, tel portrait italien de la Renaissance ne valent pas la tête d'homme d'Ife. Tel relief maya ne vaut pas la Descente du Gange d'Elephanta.

Autant il importe de montrer que le cheminement du langage ne suit pas une direction obligatoire, autant il faudrait expliciter les notions de progrès et de valeurs. C’est parce que au sein d’une époque il y a des hiérarchies de valeurs sur le plan esthétique que entre les époques et les civilisations ces valeurs leurs sont communes. N'importe quel relief roman ne vaut pas le prophète Isaïe de Souillac. N'importe quel tympan du XIIe siècle ne vaut pas le Christ entouré du tétramorphe de Chartres. Un roi égyptien quelconque ne vaut pas l'Intendant Méthéti ou le Roi Sésostris Ier couronné. Une statue Wei de série ne vaut pas le Bodhisattva Maitreya aux jambes croisées de Longmen exposé à Zurich. N'importe quel relief d'Ellorâ ne vaut pas Shiva sauvant Markandeya. La remise en cause du progrès ne signifie en aucun cas l'équivalence des œuvres ni l'indifférence des critères. Bien au contraire. Lorsque nous attribuons une valeur équivalente au roi Sésostris couronné, au Harihara de Pràsàt Andèt et au Vishnu Sesasayi de Deogarh, nous avons dans un même mouvement d'appréciation distingué ces œuvres du lot et reconnu l'universalité de critères. Ces œuvres présentent des affinités dans les préférences stylistiques et elles satisfont un même niveau d'exigence. Il en va de même lorsque nous louons le couple de donateurs de Karli, la Vénus de Renoir et la Pomone de Marini, ou lorsque nous estimons que les statues du portail de Chartres valent les bodhisattvas de Bei shan et de Shimeishan.

Il y a en effet des critères stylistiques et des critères d'exigences. Quand nous décrétons que le buste de Niccolo Uzzano n'est pas un progrès par rapport au Dieu du maïs de Palenque et que celui-ci n'a rien à envier à la tête de Jayavarman VII de l'art Khmer, nous ne procédons pas à un nivellement des valeurs, nous acceptons une variété de critères. C'est parce que, en dépit de leurs contrastes, le Dieu du maïs, la tête de Jayavarman VII et le buste de Niccolo Uzzano sont des sommets chacun dans leur genre que l'on établit cette égalité. Il en est de même lorsque nous admirons sans réserve le prophète Isaïe de Souillac, le Dignitaire du Tabasco, le Kalyanasundara Siva ou la Dévi des Chola: ces œuvres sont accomplies dans des domaines stylistiques différents.

C'est donc pour les mêmes raisons que des réussites isolées infirment la notion de progrès et que des chefs-d'œuvre distants de millénaires et appartenant à des civilisations étrangères dévoilent des parentés. Les créateurs ont opérés des sélections et des choix qui, soit sont similaires, soit se valent. Leur démarche témoigne de jugements et de critères variés et universels.

La réfutation du progrès ne signifie pas non plus que des œuvres réalisées au XVe siècle auraient pu être conçues dans l'Antiquité ou au Moyen Âge. Le fait que nous acceptions ceci comme une évidence laisse nombre de difficultés dans l'ombre. Il convient immédiatement de souligner que l'équivalence des valeurs ne signifie pas la similitude des formes. On n'insistera jamais assez sur la nécessité de la variété : elle assume un rôle essentiel dans la diversité des sensations, et nous pouvons compter sur la multiplicité des facteurs historiques, culturels, personnels pour assurer cet éventail. Les conditions qui doivent être réunies pour permettre l'émergence d'un art ne sont jamais identiques. Des religions se succèdent, des peuples imposent leur culture à des voisins, des figures se fondent, les matériaux imposent des limites, le climat pèse sur le tempérament, la destination des œuvres est réorientée, la personnalité des artistes varie au gré du hasard et se combine avec les autres facteurs.

Personne ne niera des avancées momentanées, des progrès dans l'une ou l'autre composante. Mais l'enrichissement n'a pas toujours des conséquences positives. Ici l'élargissement de la vision anime les esprits et engendre l'inédit. Ailleurs recueillir un héritage paralyse davantage que la recherche naïve. Tantôt l'observation confère un surcroît de vie, tantôt la sophistication dévie le langage dans une direction funeste. Tout au plus peut-on formuler une certitude limitée : l'appartenance à une époque plus récente n'est pas un gage de valeur; des œuvres peuvent enregistrer des apports, leur qualité n'est pas pour autant assurée. En effet, la qualité ne provient pas de la quantité, elle émane d'un dosage, et celui-ci nécessite un jugement. Toute découverte perturbe l'équilibre qui précède et nécessite de nouveaux choix. Contrairement aux avancées de la science, les conquêtes de l'art ne constituent pas des acquis. Elles ne sont que des modèles qui indiquent des possibilités et orientent l'artiste. Reste à acquérir les moyens, le savoir-faire, la volonté. Toutes les conquêtes ne sont pas du même ordre; on peut supposer que le mouvement, la prise en compte de l'anatomie peuvent être enseignés, par contre, les nuances ne sont pas transmissibles : comment inculquer l'art du continu, le sens du rythme et de la géométrie, la sensibilité au drame ?

Les gains impliquent des pertes. Lorsque sous la poussée de l'individualisme, la sculpture s'est affranchie du monument, elle s'est crue libérée. C'était pour se retrouver soumise aux lois de la pesanteur, condamnée à la station debout ou assise. L'ange atterrissait d'une clé de voûte, les esprits volaient dans les nuages, les fous culbutaient dans un médaillon, les démons grimaçaient sous une colonne. De tels comportements ne sont plus légitimés lorsque la sculpture est isolée, ils s'avèrent souvent intenables. De même, que ce soit pour profiter de l'espace ou pour établir des hiérarchies, lorsque nous voyons se côtoyer des personnages de toutes dimensions, nous pouvons regretter la naïveté ou le conformisme qui autorisaient ces audaces, car l'effet plastique en est saisissant. C'est confrontés à de telles contradictions que nous pouvons juger combien les contraintes à la fois stimulent l'invention et la justifient.

La technique peut s'avérer inaccessible, soit parce qu'elle n'a pas été acquise, soit parce qu'elle n'a pas été transmise. La peinture à l'huile atteint des effets de transparence qui semblent hors de portée. Outre le talent, seule la persévérance jointe à l'expérience intime de la technique, permettraient de rivaliser avec les portraits exceptionnels du XVe et du XVIe siècle. Hors, ces conditions ont disparu avec la fin des ateliers et de l'apprentissage. Mérimée l’avait relevé : "Un peintre exercé peut copier un maître contemporain, mais ni un Rubens ni un Titien."[1] Non seulement la technique n'avait pas été entretenue, mais les médiums n'étaient plus connus au XIXe siècle. Les voilà de nouveau à notre disposition grâce aux recherches de chimistes passionnés par la peinture...

La relativisation du progrès présente l'avantage d’abandonner une direction tyrannique, celle qui s'était imposée dans le sillage des victoires du réalisme au profit de l'exploration des moyens d'expression et de leurs combinaisons. Aucune amélioration ne devrait plus être envisagée sous l’angle d’une croissance quantitative. La qualité vient d'équilibres ténus. Mal dosés, l'adresse devient virtuosité, le naturalisme échoue dans l'anecdote. Trop de rigueur fige dans l'insensible; enflée, l'émotion dégénère dans le sentimentalisme; trop scrupuleux, le réalisme n'échappe pas à la platitude ; la vitalité qui anime le trait peut gâcher la sensation de la forme. La simplicité n'est pas non plus une garantie, elle peut frôler la mièvrerie. La loi s'applique également aux catégories psychologiques : l'individualisme qui a triomphé de la répétition, des coutumes, des conventions, peut s'aveugler dans une singularité excessive. Le narcissisme, qui chanta jadis les mérites des héros, peut s'étaler en toute impudence, dans ce cas, au lieu de séduire, il repousse le spectateur dont il brime la susceptibilité. La révolte qui remet en question peut devenir destructrice.

La vision élargie à l'art mondial permet de transformer notre point de vue sur l'évolution. La succession dans le temps ne signifie pas le remplacement des valeurs, les démarches récentes n'impliquent pas que les précédentes soient périmées. Certes la lenteur de l'évolution s'explique souvent par un temps distendu. La répétition peut correspondre à une stagnation des mentalités, à l'absence de progrès technique et social; la soumission à la communauté risque de dissuader la curiosité. Mais la lenteur contribue aussi l'approfondissement, au perfectionnement, elle permet des trouvailles, des variantes. Le prestige du passé s’avère une limitation en Chine, cependant, remarquons aussi que cette civilisation peu religieuse découvre très tôt l'intérêt du paysage, ses peintres sont les premiers à apprécier l'impulsivité du trait, les accents de l'interprétation. La prescription des gestes en Inde peut paraître brider l'esprit, mais par ailleurs l'imagination est comme libérée par l’ampleur de la vision.

Bien entendu les œuvres portent la marque de leur temps. Mais d'un autre côté l'ordre de succession semble presque aléatoire, parfois réversible. Bien entendu la réalité évolue, elle transforme la vision du monde et le retentissement des émotions. Elle force la pensée à renier des contenus anciens. Pouvons-nous en inférer que les mentalités dictent l’allure des formes ? Une hypothèse plus modeste serait plus avantageuse : dans l'art, la nouveauté des émotions est le plus souvent liée non à une nouvelle réalité, mais à de nouvelles formes, les apports du temps sont fondus dans des préoccupations éternelles.

Des œuvres réalisées il y a cinq cents ans ou deux mille ans nous sont devenues familières. Même si elles n’expriment pas pour nous ce qu’elles représentaient pour les contemporains, ce qu’elles expriment nous satisfait, offrent une sensation valable. Il est probable que ce phénomène ira en s’élargissant à toutes les cultures si bien que chaque personne sera capable d’éprouver la vérité du langage de l’Autre. Contemplant avec recul l'histoire de son art, l'humanité dans son ensemble observera ce qu’elle a créé, se reconnaîtra dans ces créations. Certaines civilisations en observant les productions de leurs voisines pourront se sentir frustrées d'avoir manqué des explorations intéressantes. Elles pourront se désoler de voir des chefs-d'œuvre sans héritiers, ailleurs ou chez elles, pour diverses causes, invasion, guerre, révolution, engouement collectif, domination religieuse ou culturelle. Elles pourront regretter de n'avoir pas encore eu l'opportunité de tout raconter. Déjà aujourd'hui, les cultures sont invitées à s'observer les unes les autres; il leur arrive de se reconnaître chez d’autres, sous des aspects qu'elles ne soupçonnaient pas, d'éprouver de la gratitude envers des communautés qui lui livrent des émotions qu'elles ont ignorées, de souhaiter récupérer des idées qui leur ont échappé, d'en concevoir des variantes. Lorsqu'elles sont examinées sous un angle nouveau, des pistes abandonnées peuvent se révéler riches de promesses. Des écarts par rapport à la norme pourraient faire école mille ou deux mille ans plus tard. Le Bouddha émacié n'a guère eu de répercussion sur l'art hindou, on en tire la conclusion qu'il ne correspond pas à la mentalité indienne. Son pouvoir d'influence n'est peut-être pas achevé, le goût du réalisme et du portrait peut venir aux artistes comme il est venu aux cinéastes. L'intérêt d'un style n'est pas amoindri s'il reste marginal. Des courants parallèles, des options atypiques peuvent résister à côté de modes.

Notre société supporte mieux les différences individuelles. Dans ce contexte, il revient à l'individu de s'emparer de cette liberté afin d'explorer des voies négligées par la pensée dominante, des combinaisons restées inédites faute d'attention. Il pourrait assumer des élans archaïques qui étaient autrefois pris en charge par la collectivité et qui aujourd'hui n'ont pas la primauté. Nous redoutons moins certaines émotions irrationnelles. Plus encore, le succès du primitivisme et le Surréalisme l'ont démontré, nous aspirons à combler un imaginaire qui, pour toutes sortes de raisons, n'a pas encore trouvé ses formes. Nous sommes d'autant mieux préparés à l'aborder que nous sommes conscients du pouvoir de la sublimation et de la différence entre l'art et la vie.

Toute émotion est réelle, elle contient une composante physiologique et chimique irréfutable. Cependant, lorsque la vie est simulée, ces humeurs ont beau être réelles, elles sont issues de l'imaginaire. L'art les emballe d'un climat protecteur qui les distingue nettement des réactions au réel. Leur statut nous permet de vivre des passions ultimes en toute sécurité. Cet artifice paraît dérisoire à nombres de personnes, soit qu’elles le jugent élitiste, égoïste et proposent de remplacer l'admiration du beau par l'amour des choses ordinaires, accessibles et quotidiennes, soit qu’elles ne supportent pas la distinction entre l'art et le réel et ambitionnent de changer la vie.


 

[1] M. Havel, La technique du tableau, p. 59. Dessain et Tolra.

 

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