I. Intemporalité et universalité des critères 4 Progrès, valeurs, variété |
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Hiératisme, atténuation de l'anatomie, douceur du modelé, des critères et une exigence similaires à deux mille six cents ans de distance et dans des civilisations sans rapports.
Abstraction du corps, facture décorée,
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Des réussites comparables appartiennent à des siècles ou des millénaires de distance, elles sont nées dans des civilisations sans rapports. Des curiosités nous séduisent : nous pourrions aisément les faire nôtres. Des différences nous enchantent. Des variations minimes nous suffisent. Parallèlement à une vision évolutive, il nous semble possible de mettre en évidence que le réalisme, l'individualisme, le style, la nouveauté vont et viennent tout au long de l'histoire d'une manière peu systématique. Si la progression de l'art, c'est-à-dire le bénéfice dû à l'acquis, ne saurait être niée, le caractère capricieux et aléatoire qui la module attire notre attention sur une certaine autonomie des processus créatifs. La multiplicité des facteurs qui entrent en jeu en relativise la dimension temporelle - et donc la conception évolutive. Leur indépendance à l'égard de la société pourrait nous rassurer sur les possibilités d'invention. On pourrait craindre que l'indifférence des critères à l'égard des coutumes et des mentalités ne présentât un risque d'uniformisation. Ce risque peut et doit être évité. Les critères ne sont pas les particularités. Non seulement combiner des moyens accroît la variété des formes, mais la particularité des formes supporte le caractère abstrait de l'opération esthétique. Mieux, elle en constitue le terreau. C'est aussi une raison pour laquelle le détail, qui incarne de la singularité, ne peut pas être délaissé. Abandonner la particularité c'est renoncer à la variété. C'est autant entamer l'éventail des sensations que les sources d'inspiration. Jamais auparavant nous n'avons eu accès à la totalité de l'art de toutes les civilisations, et jamais les processus créatifs n'ont pu nous paraître aussi voisins. Cette thèse a toutes les chances de rencontrer une opposition vive, car nous avons l'habitude de dire que l'art représente un moment historique, des conceptions religieuses, la structure sociale. Mais cette observation est toujours donnée après coup. Elle s'applique aux contenus, aux canons, aux contraintes; elle explique les batailles d'Assurbanipal, l'omniprésence des dieux de l'Inde, les pyramides, les glyphes mayas, la compassion de l'art chrétien, elle ne rend pas spécifiquement compte de la qualité esthétique. Toute civilisation présente un grand nombre d'œuvres d'un niveau conventionnel qu'on peut appeler expression de l'époque, qui nous passionneront et nous feront découvrir des mythes et des mœurs, mais seul un nombre réduit d'entre elles sera capable de déclencher l’état second où l'on est ravi à soi-même et oublieux du temps que l'on nomme émotion esthétique. Nous sommes aujourd'hui familiarisés avec l'idée qu'il n'y a pas de progrès dans l'art, qu'une Vierge de Cimabue "vaut" une fresque de Raphaël, que l'Apollon étrusque de Véies "vaut" un esclave de Michel-Ange, qu'un Bouddha de l'époque Gupta "vaut" un Shiva de l'époque des Chola. De certaines équivalences, il ne s'ensuit pas que tout se vaille. N'importe quel patricien romain ne vaut pas le prophète Jérémie de Sluter. Un visage quelconque de Shiva ne résiste pas à la confrontation avec le portrait d'Uesugi Shigefusa. Tel portrait égyptien, tel portrait italien de la Renaissance ne valent pas la tête d'homme d'Ife. Tel relief maya ne vaut pas la Descente du Gange d'Elephanta. Autant il importe de montrer que le cheminement du langage ne suit pas une direction obligatoire, autant il faudrait expliciter les notions de progrès et de valeurs. C’est parce que au sein d’une époque il y a des hiérarchies de valeurs sur le plan esthétique que entre les époques et les civilisations ces valeurs leurs sont communes. N'importe quel relief roman ne vaut pas le prophète Isaïe de Souillac. N'importe quel tympan du XIIe siècle ne vaut pas le Christ entouré du tétramorphe de Chartres. Un roi égyptien quelconque ne vaut pas l'Intendant Méthéti ou le Roi Sésostris Ier couronné. Une statue Wei de série ne vaut pas le Bodhisattva Maitreya aux jambes croisées de Longmen exposé à Zurich. N'importe quel relief d'Ellorâ ne vaut pas Shiva sauvant Markandeya. La remise en cause du progrès ne signifie en aucun cas l'équivalence des œuvres ni l'indifférence des critères. Bien au contraire. Lorsque nous attribuons une valeur équivalente au roi Sésostris couronné, au Harihara de Pràsàt Andèt et au Vishnu Sesasayi de Deogarh, nous avons dans un même mouvement d'appréciation distingué ces œuvres du lot et reconnu l'universalité de critères. Ces œuvres présentent des affinités dans les préférences stylistiques et elles satisfont un même niveau d'exigence. Il en va de même lorsque nous louons le couple de donateurs de Karli, la Vénus de Renoir et la Pomone de Marini, ou lorsque nous estimons que les statues du portail de Chartres valent les bodhisattvas de Bei shan et de Shimeishan. La vision élargie à l'art mondial permet de transformer notre point de vue sur l'évolution. La succession dans le temps ne signifie pas le remplacement des valeurs, les démarches récentes n'impliquent pas que les précédentes soient périmées. Certes la lenteur de l'évolution s'explique souvent par un temps distendu. La répétition peut correspondre à une stagnation des mentalités, à l'absence de progrès technique et social; la soumission à la communauté risque de dissuader la curiosité. Mais la lenteur contribue aussi l'approfondissement, au perfectionnement, elle permet des trouvailles, des variantes. Le prestige du passé s’avère une limitation en Chine, cependant, remarquons aussi que cette civilisation peu religieuse découvre très tôt l'intérêt du paysage, ses peintres sont les premiers à apprécier l'impulsivité du trait, les accents de l'interprétation. La prescription des gestes en Inde peut paraître brider l'esprit, mais par ailleurs l'imagination est comme libérée par l’ampleur de la vision. Bien entendu les œuvres portent la marque de leur temps. Mais d'un autre côté l'ordre de succession semble presque aléatoire, parfois réversible. Bien entendu la réalité évolue, elle transforme la vision du monde et le retentissement des émotions. Elle force la pensée à renier des contenus anciens. Pouvons-nous en inférer que les mentalités dictent l’allure des formes ? Une hypothèse plus modeste serait plus avantageuse : dans l'art, la nouveauté des émotions est le plus souvent liée non à une nouvelle réalité, mais à de nouvelles formes, les apports du temps sont fondus dans des préoccupations éternelles.
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