I. Intemporalité et universalité des critères
5.2
Abstraction, style, réalisme (suite) |
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Certaines œuvres devraient occuper des positions intermédiaires, par exemple, le portrait de Uesugi Shigefusa, classé dans le réalisme, pourrait, en raison de l’épuration des traits et du costume rejoindre le scribe accroupi, classé dans le style, mais dont le visage comporte des traits singuliers, dans une colonne entre le réalisme et le style. Mais multiplier les catégories eut rendu la lecture du tableau moins claire. Si cette répartition met en évidence des tendances, si elle démontre que ces tendances coexistent au sein d'une même civilisation et à une même époque, le but sera atteint. Elle permet également d'observer l'emprise des moyens d'expression sur la tonalité des émotions qui viennent dirait-on naturellement s'accorder de préférence à l'une ou l'autre option stylistique. Ni le relief atténué des monolithes archaïques sumériens et égyptiens, ni les silhouettes de divinités et d'orants, ni les fétiches de l'Afrique ne restituent la vie. En revanche, l'abstraction des surfaces, la raideur du maintien, l'effacement des détails leur assurent une permanence qui, précisément parce qu'elle échappe à la fatalité corporelle, nous subjugue. Leur hiératisme exprime la grandeur invulnérable que l'on attribue aux dieux. Leur schématisme convient aux élans primaires : angoisse devant l'inconnu, prosternation devant l'infini, adoration. Ces sentiments que l'on peut qualifier de métaphysiques, car ils ne sont pas adressés à une personne mais à notre condition, l'abstraction les suscite davantage qu'elle les exprime. Ils n'émanent pas de la figure comme « personne ». C'est la forme qui agit, elle détient des attributs qu'une personne ne possède pas, ni une imitation réaliste. Il n'y a pas illusion d'êtres vivants, et nous captons les signes symboliques, la simplification de l'anatomie, la généralité des visages, l'absence d'expression particulière comme des traits appartenant à des archétypes qui nous confrontent à des forces vagues, anonymes, primordiales. Au contraire, le réalisme inscrit dans le monde. L'analyse de l'anatomie rend la vie, les particularités du visage incarnent la singularité de l'individu, son caractère, ses passions, elles donnent l'illusion d'une personne. L'observation, la finesse du modelé, la sensualité du corps, nous réconcilient avec nous-mêmes, l'aisance et le mouvement procurent l'impression d'une liberté, d'une initiative. Nous sommes proches d'une relation humaine. Le réalisme peut être très idéalisé, épuré, et il tend vers le style. Touffu et trop détaillé, il échoue dans l'imitation. Au centre de ce vecteur, le style et la vie trouvent un équilibre. Le style exalte une personnalité non pas singulière mais mythique, un individu non pas unique mais représentatif. Son tempérament peut être puissant mais il demeure symbolique : il ne cherche pas à se différencier mais à être exemplaire. L'être est transformé en sensations plastiques, la vie est à la fois dense et éternelle, la vigueur est abstraite, isolée des contingences. L'énergie vitale est vécue pleinement pour elle-même. L'absolu devient tangible, il se révèle comme l'inaltérable, l’inconditionnel, il est ce qui est valable de tous temps, en tous lieux et en toutes circonstances. L'archaïsme et le style sollicitent davantage l'émotion que le sentiment, l'émotion étant une faculté avant tout réceptive, le retentissement du monde sur la personne. L'être perçoit, il est agi, il est plongé dans un état de recueillement, une conscience fatale. Le réalisme donne force aux sentiments connus et exercés dans la vie réelle. Il décharge une énergie tournée vers l'extérieur, il tient compte de l'autre et engage la personne. Il s'inscrit dans le temps, il envisage ses contraintes, il est communication et requiert gestes, mouvements, accents expressifs. Le réalisme tisse des liens avec le monde, il rivalise avec la réalité, il la condense, il la surpasse. On pourrait superposer à l'axe tendu entre l'abstraction et le réalisme un autre axe sur lequel semblent se polariser les caractéristiques mentales d'une façon sélective.
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Au coeur de
l'art s'exercent des forces antagonistes. Les moyens d'expressions agissent
comme des vecteurs, ils entrent en jeu comme autant de composantes de la création
qui collaborent en vertu de leurs atouts propres, qui s'affrontent, se
neutralisent, s'imposent des sacrifices ou s'additionnent parfois jusqu'à l'excès.
Le schématisme et l'abstraction dominent dans l'archaïsme et la sculpture
tribale où ils exercent une force opposée à l'individualisation. Celle-ci est
au contraire bien servie par le réalisme. Le style s'impose au détriment du
psychologique. L'analyse anatomique s'exerce aux dépens du style. Le détail
incarne l'émotion, trop de détails ligotent l'exaltation. L'harmonie et la
grandeur émanent d'un rapport optimum entre le détail et le tout. Ainsi, une
petite sculpture ne demande pas trop de détails, sinon elle paraît fignolée
et mesquine; une grande statue doit être nourrie sous peine de paraître inerte
ou stéréotypée. Lorsque le traitement plastique domine, les émotions que
l'on éprouve dans la vie s'effacent au profit des émotions esthétiques. Le
pathétique exerce une force contraire au géométrique, c'est ainsi que le
romantisme est peu plastique. La musculature n'exprime pas seulement l'effort,
l'éphémère, elle peut aussi rendre la tension intérieure, la maîtrise de
soi. Le mouvement n'indique pas seulement le changement, la révolte, l'action,
mais aussi un soubresaut de l'âme, la volte-face des passions, pensons à la
convulsion et à la rage des lokapala.
ill.
81 Marino Marini, Pomone L'attitude peut également être considérée comme une composante. Certaines sont des trouvailles qui exercent leur effet à part entière. Soit que leur naturel nous surprend et nous charme, comme chez le tireur d'épine. Soit qu'elle collabore avec la géométrie et les disproportions au bénéfice d'une émotion abstraite, comme chez le flûtiste des Cyclades. Soit que le maintien rende un état mental, fierté, soumission, frayeur. On doit attribuer aux romantiques le mérite d'avoir découvert une variété de poses dont la teneur psychique est prééminente: honte de l'Eve de Rodin qui dissimule son corps de ses bras, ruminations du Penseur replié sur soi-même, effarement de l'Ugolin à quatre pattes de Carpeaux. Chaque sculpture est une solution. Une tâche extrêmement intéressante se présente au sculpteur: elle consisterait à explorer les différentes manières de doser les composantes de la création. Il pourrait les mettre en évidence afin de les accentuer, il pourrait faire varier leur rapport de force, afin d'obtenir de préférence telle ou telle émotion. Peut-on retrouver le synthétisme de la vision primitive et davantage l'individualiser? Peut-on donner plus de vie au style ou assouplir l'hiératisme sans les dénaturer? Peut-on expérimenter des combinaisons qui paraissent à première vue inconciliables? Par exemple, pourrait-on soumettre à l'esprit de géométrie un thème passionnel? C'est parfois accorder trop d'intérêt au corps que de jouer des proportions, de les déformer, de le mutiler, une telle insistance finit par détourner de la spiritualité. Pour que les déformations soient crédibles, il faut les rendre nécessaires, et rendre nécessaire revient le plus souvent à reconnaître des nécessités. Il ne s'agit pas de procéder à des collages mais de rechercher des moyens d'intégration. Styliser la déformation implique la recherche d'une cohérence. L'art du continu y contribue puissamment. C'est l'art des passages qui rend les déformations de certaines statues africaines plus convaincantes, plus vivantes, plus complexes que d'autres; tout en conservant sa position excentrée, la cuisse est mieux reliée au bassin, son arrondi est devenu savoureux; le front rebondi délivre la forme du crâne, les sourcils présentent des fossettes pathétiques, les paupières lourdes sont attristées, les joues se creusent sous les pommettes. Un soucis de l'émotion a apporté des nuances aux ruptures. Alors, les disproportions et la discontinuité entre les parties du corps dévoilent des attraits surprenants, nous apprécions le déchirement et l'extension, l'étrangeté et la vigueur qu'elles transmettent à nos articulations. |
ill.84 Maître de Buli (?), Porteuse de coupe,
Luba, Congo-Kinshasa |
ill.86 Tête de pilon. Golfe Huon (Océanie). Avant 1905 |
ill.85 Danseur à quatre pattes. Îles Hawaï |
ill.87 et ill.87a Femme assise. Détails, de face et
de profil.
Totonaque, 400 ap. J.-C. |
ill.89 Figurine d'enfant assis (Baby-face), Tlatilco, Olmèque, 900-600 avant J.-C. |
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ill.45 Le dieu du Maïs. Copan, 764-771 |