Table des matières | |||
8 Représenter son époque? |
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I. Intemporalité et universalité des critères 7 Intrusion du réel |
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Le recul nous permet d'observer des erreurs commises par la suite, il
nous désigne des voies sans issues, mais à l'époque, on ne pouvait pas
toujours s'en aviser, encore moins les prévoir. Le contenu passionnel se
transmet avec force dans le réalisme; le pouvoir du langage est
tellement stupéfiant qu'il s’adjuge tout naturellement l'expression de
la véhémence sentimentale. L'évolution ne cessera d'accroître cette
tendance. S'identifiant davantage aux personnages, l'artiste sera
toujours plus tenté d'extérioriser ses passions. Ce n'était pas le cas
au début.
La précision de Van Eyck demeure respectueuse, le couple Arnolfini baigne dans l'irréel. Le frère (Saint-Yves ?) lisant une lettre de Van der Weyden nous communique sérénité et confiance, sa Déposition de croix est une tragédie poignante mais pas sentimentale. Grünewald accapare la crudité et la violence du réalisme, mais c'est pour les mettre encore au service de la compassion chrétienne. L'intrusion du réel monte d'un cran dans L'ensevelissement du Christ de Quentin Metsys, où l'emprise des personnages, plus grands que nature, fait culminer le drame dans une oppressante fatalité. On cherchera vainement une trace de l'artiste dans ce huis clos puissant. Le réalisme de Michel-Ange est d'un tout autre type encore. Les prophètes et les ignudi de la Chapelle Sixtine, créations d'un génie solitaire et misanthrope tendent à l'absolu, ils adressent leurs gestes, leurs soupirs à leur imaginaire, leur fatigue se mesure à l'aune d'ambitions démesurées. Ils demeurent dans leur monde inaccessible, on ne peut les secourir, il n'est pas question qu'ils reviennent sur la terre, qu'ils nous fassent signe. Enfin, le réalisme, mis au service de la passion individualiste chez Le Caravage, sera incisif, sensuel et fier. Toute complaisance en est exclue. On ne peut nier que la peinture ait connu une intensification extraordinaire du contenu émotionnel. Le langage a acquis une densité en comparaison de laquelle les représentations des siècles précédents paraissent des signes. Maintenant, elles s'imposent aux sens tout autant et parfois plus encore que les choses réelles. Ce n'est pas une mince performance. Il en résulte, et
c'est un tort, que le jugement porté sur la qualité de l'œuvre est
inévitablement influencé par la nature des émotions éprouvées. Une œuvre
charmante est jugée plus faible qu'une œuvre véhémente. Celles qui
témoignent de hardiesse, de cruauté, sont portées bien au-dessus des
œuvres imprégnées de douceur ou de tristesse. Pour conserver un jugement
équitable, il convient de comparer les meilleures œuvres de chaque
sorte. Alors l'emprise du réalisme chez Caravage et chez Metsys n'est
pas supérieure à la naïveté adorable avec laquelle Colantonio nous
présente Saint-Jérôme dans son cabinet d'étude ni à la générosité
des Trois anges de la National Gallery. Le lion de Colantonio
tourne la tête vers nous et abandonne la patte à son protecteur avec un
contentement tellement savoureux, le saint est tellement consciencieux,
la beauté des anges est d'une sensualité si innocente et si étrangère au
désir de plaire, que le merveilleux irradie et nous confond. Il est lui
aussi une prouesse rare, un cadeau des dieux.
Et nous pourrions encore prêter une attention particulière aux
Tentations du Christ mises en scène par Duccio. Ici la naïveté
invente le fantastique. La silhouette du diable narguant Jésus perché au
sommet d'une colline dominant la ville en contrebas pourrait appartenir
à un film expressionniste des années vingt. Pendant de nombreux siècles,
aucun peintre n'a relayé Duccio. Mais aujourd'hui, devrions-nous tenir
pour nuls et non avenus des moyens d'expression ou un climat
psychologique pour la seule raison qu'ils n'ont pas été agréés par la
tendance dominante et sont restés sans lendemain ? Le fait qu'ils aient
été découverts suffit à démontrer la précocité de capacités d'invention
que l'on aurait cru beaucoup plus tardives et que, si elles étaient en
effet survenues plus tard, on identifierait facilement comme une
réaction ironique, soit contre le réalisme, soit contre la religion... Aussi, malgré l'admiration que nous éprouvons pour les conquêtes de la Renaissance, il nous paraît injuste et regrettable que la puissance physique découverte par Michel-Ange envahisse tout l'horizon. Il faut se délivrer de la fascination qu'exerce l'analyse anatomique pour considérer que les allégories du tombeau des Médicis ne l'emportent pas sur les transis squelettiques que l'on découvre ci et là dans les nefs latérales des églises et dont on ignore les auteurs. Il faut refouler l'emprise de l’excès pour juger que les corps tortueux de son Jugement dernier n’ont rien à envier aux anges et aux réprouvés du Camposanto de Pise. On peut s'interroger sur la part qui revient à la naïveté du langage et la part qui revient à la naïveté intellectuelle dans le charme des sculptures romanes et leur envoûtement. L'impact sensuel des corps étant moins violent, ces figures agissent davantage sur l'esprit. Mais lorsqu'un style a été découvert comme à Moissac, à Souillac, à Arles, à Vézelay et à Chartres, il s'impose par une cohérence qui dépasse l'appréhension ordinaire de la réalité. Plus aucun lien n'est possible avec les sentiments éprouvés dans la vie quotidienne. Les tympans de l'église abbatiale Saint-Pierre de Moissac et de la cathédrale Notre Dame de Chartres donnent à l'injonction divine un pouvoir étrange et terrible que l'agrément d'une perception plus humainement charnelle ne retrouvera pas. La pondération des tourments par un art de suggestion est à l'opposé des valeurs prônées aujourd'hui. La comparaison entre cette modestie et les critères actuels de l'audace nous permet d'observer que si la candeur correspond souvent à un idéalisme aujourd'hui décrié, la naïveté du langage lui-même n'est pas sans démontrer des atouts précieux. Tout comme les proscrits squelettiques et les diables anthropophages d'Autun, les enluminures de l'an mille, en particulier les illustrations de l'Apocalypse, sont tellement décoratives qu'elles deviennent emblématiques. Elles forcent si peu les sens, comparées à la violence de l'expressionnisme et à la vulgarité de l'hyperréalisme, que dragon à cent têtes, gueules horrifiantes, membres dispersés sont évoqués dans la quiétude d'une émotion toute imaginaire. L'expressionnisme veut abolir toute transcendance; il se refuse à magnifier le destin de l'homme, c'était son but. Mais l'hyperréalisme, dans sa crudité, le mortifie, le ridiculise et le ravale dans le monstrueux. Aussi, lorsque nous la contemplons avec recul, la naïveté peut nous apparaître comme une composante involontaire de la sublimation. Nombreux ceux qui considèrent les chefs-d'œuvre du Moyen Âge et de l'Antiquité comme indissociables de cette naïveté. Nous serions définitivement dépourvus de la crédulité indispensable à la création. Mais le temps opère des retournements, des effets se transforment en buts. C'est l'art même qui, devenu une puissance à part entière, commande une dévotion, des sacrifices. La naïveté était collective. Ne pourrait-elle pas trouver un dérivé contemporain et individuel dans la sincérité ? Lorsque la tâche qu'elle se propose est ambitieuse, l'œuvre peut bien être maladroite, en aucun cas elle ne peut être affectée, et nous pensons être en droit d'assimiler à la naïveté l'obstination et l'effort d'exprimer des émotions dans un espace inerte et restreint par le pur jeu des formes. La crédulité paraît elle aussi une condition indispensable à la mise en scène des grands sujets d'autrefois et nous examinerons cette question dans la suite de notre parcours. Est-ce l'individualisme qui, à partir du XVIIe siècle, dissuade l'imitation des meilleurs ? Est-ce l'excès de moyens qui détourne de la concision et empêche l'édification d'un style ou bien le jugement est-il altéré par d'autres tentations ? Nous serions bien
avisés de reconnaître qu'au cours de ces XVe et
XVIe siècle où la
peinture avance à pas de géant, les tableaux des grands maîtres se
ressemblent bien plus par la beauté qu'ils ne diffèrent par des
singularités. Les découvertes formelles dont ils peuvent s'enorgueillir
ne sont pas mises en exergue et ne l'emportent pas sur l'impératif de la
totalité. Le sourire et la perspective bizarre des visages de Cranach le
signalent sans erreur. Mais est-ce son mérite principal et ces
curiosités nous émeuvent-elles davantage que la qualité esthétique ? Le
dessin de Holbein rappelle celui de Clouet. Les personnages de Tintoret
n'ont rien à envier à ceux de Titien. Des attributions s'avèrent
erronées après une analyse technique ou historique. L'homme en bleu
du Titien pourrait être de la main de Sébastien del Piombo, tel portrait
de Memling du pinceau de Antonello da Messine. Le temps tasse les
dettes, la gloire de découvrir un pouvoir ne disqualifie pas les
collègues qui en font un bon usage, nous jouissons des œuvres et il n'y
en aura jamais assez.
A cette époque, les artistes semblent avertis d'une évidence : l'œuvre ne touchera que si elle remplit des conditions suffisantes. Leur jugement était facilité par la possibilité de comparer des œuvres qui étaient proches les unes des autres. Pendant deux siècles, découvertes, progrès, apports, variations ne bouleversent pas le langage selon les critères actuels. Déjà vers 1430 le visage d'Adam par Van Eyck atteint et même surpasse la photographie. Le peintre a amené le langage à un tel niveau de complexité qu'il peut être considéré comme accompli. Chacun peut l'accommoder à sa façon. L'acquérir est suffisamment ardu pour monopoliser l'effort, le maîtriser demande assez de ressources et de doigté pour satisfaire une ambition exigeante, et c'est par une palette de préférences, le pathétique, la sensualité, l'ascétisme, la candeur, le goût de la géométrie ou de la lumière, que les œuvres vont se distinguer les unes des autres. Ici, encadrés très serrés dans un effet qui nous paraît très moderne, les anges de Giovanni Bellini soutiennent les épaules blêmes du Christ comme s'ils jouaient avec un gros chat. Non seulement ils n'ont rien de commun avec les angelots gracieux et bouffis de la convention mais ils réalisent un contrepoint merveilleux à la douleur. Là, Caravage associe les roses du nu potelé de Bacchus, sa chevelure de jais et l'ambre des fruits et des feuilles sans autre prétexte que de rappeler sa sensualité voluptueuse. On pourrait déjà appliquer à ces œuvres les propos de Malraux: "J'ai dit que l'Impressionnisme, qui se réclamait de la Nature comme l'avaient fait les défenseurs de Giotto, finit, avec la peinture des Fauves, par la subordination manifeste du paysage au tableau. (...) L'art moderne va subordonner de façon invincible l'illusion à tout ce qui sépare ostensiblement le tableau du spectacle qu'il représente."[1] "Manifeste", "invincible", "ostensiblement» : ces qualificatifs n'étaient pas nécessaires à la Renaissance tant le fait artistique était évident. C'est par la suite que la peinture et la sculpture se sont laissées submergé par les possibilités d'imiter la réalité. [1] A. Malraux, L'Intemporel, p. 48. Gallimard. |
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