Table des matières

Plan du site

7   Intrusion du réel 

9   Synthèse, style, sélection

 

I. Intemporalité et universalité des critères

 

8     Représenter son époque? 

Ou: connivence de l'abstraction et de la figuration 




 

 


ill.107  Girolamo Romanino, Portrait d'un homme. Détail. 1520-1525


ill.108  Dürer, Portrait de Frédéric le Sage. Détail. Vers 1496


ill.109  Cranach, Portrait d'un homme âgé
de trente-cinq ans. Détail.


ill.110  Cranach (1472-1553), Portrait d'un homme avec des favoris. Détail.

Le costume est une oeuvre d'art. Son caractère utilitaire ne devrait pas nous empêcher de conclure, devant un tel déploiement d'élégance, de mystère, de volupté, que l'abstraction existait déjà. Elle n'avait besoin que d'un alibi. L'oeil et l'esprit ne manquent pas d'intégrer les données abstraites du vêtement et de les marier intimement avec le visage.


ill.111  Koryusai, La courtisane Kiyohama, pensionnaire de la maison
Kadotamaya.
Détail. Vers 1780


ill.112  Shunsho, L'acteur Ichikawa Danjuro V dans un emploi de shibaraku. Détail. Vers 1773


ill.113  Harunobu, Illustration d'un poème d'Onakawa Yorimotoason. Détail. Vers 1768

Attraits du décoratif et du discontinu


ill.115  Masolino, Le banquet d'Hérode. Détail.
Vers 1435


ill.117  Fouquet (1420-1470), Portrait de Charles VII. Détail


ill.118  Van Eyck, Le couple Arnolfini. Détail. 1434


ill.119  Vermeer (1615-1675), La Flûtiste. Détail.
Vers 1667

Le chapeau apporte abstraction, fantaisie extravagance, autorité et splendeur.

C'est à plusieurs titres que la Renaissance est une époque privilégiée. Il n'est pas d'une importance mineure que les peintres aient pu bénéficier des magnifiques façades construites sous leurs yeux et des parures de l'aristocratie. Déjà, les peintres siennois avaient compris tout le profit qu'ils pouvaient tirer des panoramas de leurs villes fortifiées, lorsque Ambrogio Lorenzetti, dans son tableau Effets du bon gouvernement dans la cité, déploie un cortège devant les habitations, les tours et les murailles tassées en un jeu abstrait comme si elles avaient été captées par un téléobjectif. Lorsque Pietro di Sano, pour le Sermon de Saint Bernardin de Sienne devant le Palais communal de sa ville, s'empare du palais gothique, égayé par les blasons et le cadran solaire, nous sommes convaincus que la noblesse de l'architecture compense le désordre de la foule et lui donne une autre allure que les chaumières de paille des tableaux flamands. C'est bien cette dominante géométrique qui est si séduisante dans la peinture italienne et cette élégance qui emporte les suffrages. La peinture du nord quant à elle se distingue par d'autres qualités : une transparence, un sens tragique et une dévotion tourmentée. On ne compte pas la multitude de fresques et de tableaux où les silhouettes, celles de Pinturicchio, du Pérugin, de Botticelli et tant d'autres, évoluent entre des palais et des loggias dont les lignes savantes dessinent des perspectives et trouent l'espace tout en décorant. Le groupe qui entoure L'humaniste Platina devant Sixte IV, est situé par Melozzo da Forli entre des colonnes massives; jouant de tout leur poids, coiffées d'arcades et soutenant un plafond à coffrages, elles ne manquent pas, de même que les costumes, d'exalter la dignité des personnages dont chaque visage est à la fois singularisé et stylisé.

L'habit et le décor interviennent jusque dans les portraits. Comparons l'autoportrait réalisé par Dürer dans sa jeunesse, pour lequel le peintre s'est vêtu avec la plus grande élégance, jouant sur les superpositions d'étoffes, les découpes et les contrastes, avec l'autoportrait où il a passé une simple bure pour prendre l'apparence de Jésus-Christ. Les deux tableaux sont admirables, et ils le sont différemment. Le premier combine la figuration et l'abstraction, il crée un équilibre entre la psychologie et les sensations plastiques. On pourrait dire qu'à cette époque, l'abstraction existe déjà, elle n'a besoin que d'un alibi. Dans le portrait du Christ, la vie est pénétrante, on savoure la maîtrise picturale, on respecte la sévérité, cependant, tout comme dans les autoportraits de Rembrandt, les sensations plastiques liées aux couleurs et à la géométrie sont absentes. Dans l'autoportrait de jeunesse, Dürer profite d'un vêtement qu'il n'a pas conçu lui-même, il l'a seulement choisi. Son talent n'est en rien diminué par cette dépendance, mais il est important de la reconnaître. La même différence distingue le portrait du Prince électeur Frédéric-le-sage et le portrait de son père. Le premier marie l'affect provenant du visage, dont le regard sauvage, les joues charnues suffiraient à nous troubler, et le jeu abstrait provenant de l'habit dont les découpes carrées dans les manches noires ne passent pas inaperçues. Le second tableau est une analyse fouillée de l'âme: l'œil ne nous lâche pas, les rides d'une noblesse rare et d'une finesse incroyable témoignent de la sagesse du personnage; bienveillant et exigeant, celui-ci nous examine comme notre image nous interroge dans un miroir. Cranach soignent lui aussi les manteaux de ses princes et les robes de ses héroïnes, Judith, Lucrèce, Vénus, d'une façon extraordinaire. Et chez Léonard, est-ce que le décolleté carré et le bleu de la dame à la belette ne donnent pas un accent plus excitant que le sfumato brun et vaporeux de la Joconde, si fameux ? L'œil et l'esprit ne manquent pas d'enregistrer ces données purement plastiques et de les marier intimement aux émotions figuratives.

Les miniatures mogholes profitent elles aussi d'une architecture qui n'a rien à envier à celle des cours italiennes. Nous les voyons ici, traversées par une élégante balustrade, là encadrer un couple dans un diwan de marbre blanc. Une autre juxtapose deux rectangles sur une terrasse laiteuse : un bassin et un tapis aux riches couleurs. La verticalité des robes est coupée par une ceinture, le chapeau achève de transformer la tête en dessin. Toutes accordent finement les tons et les motifs des robes de soie, tandis que la géométrie assume un rôle essentiel.

Le portrait de Taira-no-Shigemori réalisé par Fujiwara Takanobu (1142-1205), est justement célèbre pour des raisons semblables. La robe bleu nuit, somptueuse, imprimée de fleurs noires d'où émergent le shaku blanc (bâton, insigne du pouvoir) et le bout ondulé d'une ceinture ornée, forme une découpe franche qui tranche avec la délicatesse des traits du visage. Quant aux kimonos des estampes japonaises, ils sont encore le moyen d'enfouir des visages dans un jeu d'étoffes aux dessins disparates qui nous démontrent les possibilités du discontinu. Les superpositions des tissus, dont les motifs variés se rencontrent au hasard des mouvements, font passer, sans transition, une bande décorée de nuages à une bande frappée de carreaux lilas, laquelle est contiguë au losange ligné que forme le revers d'un kimono noir parsemé de médaillons et enveloppant le tout. Ou bien des ceintures à damiers gris ceignent des robes au feuillage vert sur fond rosé, que dépasse une robe de dessous imprimée d'un emboîtement d'hexagones gris. Là, des vaguelettes bleues sur fond blanc rencontrent un tissu rayé. Parfois ce sont d'énormes carrés ou des grands cercles non déformés par les plis qui jouent de tout leur pouvoir géométrique, comme dans l'estampe représentant l'acteur Nakamura de Yoshikuni ou celle des acteurs Segawa Kikunojo V et Ichikawa Danjuro VII de Kyubo Shuntei. Ou au contraire c'est un tigre entier qui rugit dans le dos d'une courtisane, comme dans l'estampe de Koryusai... Les costumiers du Moyen Âge, très fantaisistes, usaient de telles oppositions, coupant des pantalons en deux moitiés, distinguant les manches, imaginant des chapeaux invraisemblables. Ces heurts surprenants de motifs végétaux, animaux et géométriques, ces rapprochements osés de plages colorées, lorsqu'ils sont menés avec doigté, nous convainquent tout-à-fait. Les surcharges du dessin sont heureuses et les dissonances éloquentes tant qu'elles sont limitées dans un espace restreint. Alors les ruptures secouent la sensation esthétique, le discontinu apporte un ingrédient abstrait auquel nous sommes sensibles.

Devant cette osmose entre la réalité et l'art, nous sommes immanquablement portés à conclure que ces œuvres représentent leur temps et que ce temps-là est révolu. Cependant, nous pourrions tenter de compenser notre désavantage en interprétant la chance des peintres d'une autre façon. Dans leur goût de la bâtisse et l'aménagement des villes, dans l'organisation des fêtes éclatantes, dans le soin apporté aux parures, au mobilier et à la décoration des palais, on a reconnu que les cours désiraient embellir la vie. On est allé jusqu'à admettre que les princes et les prélats ambitionnaient de donner à la vie une qualité artistique. Nous pourrions aller plus loin et réaliser qu'ils ont facilité la tâche du peintre : ils ont collaboré à l'œuvre d'art tout comme aujourd'hui le scénariste et l'acteur participent au travail du metteur en scène. Le peintre est redevable à l'égard de l'architecte et du tailleur, il a profité de leur talent d'une manière différée. Certains habits sont d'authentiques œuvres d'art, ils témoignent d'invention, de fantaisie, de mystère. Leur fonction utilitaire ne devrait pas nous masquer ces atouts. La dépendance du peintre n'est pas passive pour autant, et le mouvement n'est pas à sens unique, les artistes apportent leur contribution aux décors, aux costumes, aux chars et aux automates, ils se mettent à leur tour à imaginer des palais et des villes. Ainsi Francesco di Giorgio peint une Place idéale et une Perspective d'Architecture de grande allure, Piero invente un petit palais circulaire ceint de colonnes au milieu d'une vaste place sur un panneau du Palais ducal d'Urbino.

De même, c'est à une culture plusieurs fois séculaire que les artistes japonais doivent le goût de l'abstraction et l'art des juxtapositions. Les costumes des dignitaires étaient déjà abstraits, sobres, raides. Il suffit de lire quelques lignes confiées dans son Journal par dame Murasaki-shikibu, une des premières femmes écrivains du Japon, pour se persuader que l'aristocratie de l'époque de Heian entendait elle aussi faire de la vie de cour une œuvre d'art. La traduction de René Sieffert leur donne un rythme très particulier :

"Celles à qui les couleurs sont permises portent avec l'habituelle robe à la chinoise verte ou rouge, la traîne imprimée sur fond uni et le surtout de tissu uniformément brun-rouge; seule Muma no Chûjô le porte lie-de-vin. Les robes de dessus de soie souple évoquent un mélange de feuilles d'automne foncées ou claires, et dessous elles portent comme d'habitude du jaune foncé ou clair, de l'aster rose ou du chrysanthème à doublure verte, ou encore un ensemble de trois, chacune selon son goût. Celles à qui les damas sont interdits, femmes d'un certain âge, portent la robe à la chinoise de vert uni ou encore de brun-rouge, et toutes des ensembles de cinq, uniformément de tissu damassé. Sur les traînes à dessin imprimé de vagues marines, la couleur d'eau produit un effet de vive fraîcheur; la plupart portent le tour de hanche au dessin serré. Les robes de dessous sont par ensembles de trois ou de cinq, couleur chrysanthème, sans motifs tissés. Les jeunes personnes portent, sur un ensemble de cinq, couleur chrysanthème, la robe à la chinoise, chacune selon son goût. Il en est qui, avec le surtout blanc, portent du rouge-brun sur du vert, et la robe de dessous verte; d'autres, avec le surtout rouge-brun clair, une suite de robes rouge-brun foncé et blanches mêlées; mais toutes sont du plus bel effet et témoignent d'un goût très sûr. Quant aux éventails, je ne saurais dire combien ils sont insolites et surprenants de splendeur. "[1]

Nous voyons aujourd'hui les cinéastes japonais tirer un parti justifié de l'architecture intérieure. Que l'habitat soit riche ou humble, il est souvent déjà une œuvre d'art. La prédominance des lignes droites, les portes coulissantes quadrillés, le dépouillement du mobilier réduit à l'essentiel, les tables basses, les laques et les céramiques aux courbes pures, cet ensemble rare nous subjugue et joue un rôle irréfutable dans la préciosité des drames domestiques chez Misogushi et Ozu. Dans La Vie d'Ogin, Kei Kumai s'est en outre instruit des lumières de la peinture occidentale et les tableaux qu'il compose nous suggèrent que certainement la peinture à l'huile pourrait elle aussi bénéficier de cet environnement exceptionnel.

La constatation que, dans le monde clos de l'aristocratie et des prélats suivi par la bourgeoisie, la beauté du décor constitue un stade de l'opération créatrice, offre des perspectives bien différentes de celles induites par la pensée d'une simple subordination de l'art aux coutumes, au pouvoir, et à l'économie. Au lieu de regretter cette osmose, nous pourrions considérer en quoi les œuvres en ont le mieux profité. La logique accorde d’habitude la primauté à la causalité, elle lui attribue le sens profond des choses. Or dans la problématique qui nous concerne, il n'est pas inintéressant d'inverser l'attention, nous pouvons nous inspirer du résultat davantage que des causes. Ce n'est pas parce qu'il représente l'époque que le tableau est de qualité, c'est parce qu'il réunit un certain nombre de caractéristiques. Ce changement d'optique fait apparaître d'autres déterminations.

L'architecture et la mode vestimentaire au Moyen Âge et à la Renaissance étaient particulièrement plastiques, à la fois colorées, sobres et géométriques. Il est nécessaire de reconnaître que le tableau gagne beaucoup d'un apport décoratif. Il suffit de très peu de choses : les fonds vert pâles des miniatures mogholes, d'un velouté de pêche, les turquoises de Cranach sur lesquels brillent les oranges. De même, c'est lorsque la forme est nette et dégagée qu'elle est apte à rythmer la composition et à éveiller des sensations plastiques, pensons au chapeau d'Arnolfini, à ceux de Masolino, à celui de Ponce Pilate dans l'Ecce homo de Quentin Metsys!

A la Renaissance, le style était autant l'apanage de la peinture que celui de l'architecture et du costume; les palais étaient beaucoup plus dépouillés qu'on ne pourrait le croire, le mobilier quasi absent.[2] En revanche, lorsque la mode, déjà dans la réalité, est sophistiquée ou empesée, lorsque les chapeaux qui étaient véritablement dessinés cèdent la place aux perruques, lorsque les appartements sont encombrés de meubles, de bibelots, de tentures, lorsque les robes sont envahies de dentelles, les tableaux se ressentent d'une accumulation informe, la géométrie ne soutient plus le regard. Trop de richesse se révèle néfaste. Le luxe évince le style.

[1] Murasaki-shikibu, Journal, p. 30. Trad. R. Sieffert. Publications Orientalistes de France.

[2] P. Thornton, L'époque et son style, la Renaissance italienne 1400-1600. Flammarion

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